Septième partie

Les cris de joie dans la taverne eurent tôt fait de déclencher l’effervescence dans le village de Venel. Les lieux furent bientôt envahis par les dizaines d’autochtones, tous plus enthousiastes les uns que les autres.
Vhondé fut portée en triomphe, et les acclamations bruyantes noyèrent les paroles que la jeune femme prononça pour s’opposer à ce traitement. L’une des matrones influentes du village décréta que « la déesse Galissa » – dénomination dont elle comme les autres affublèrent à Vhondé spontanément – ne pouvait pas rester une seconde de plus dans des guenilles indignes de son rang, aussi la princesse devenue déesse fut-elle emmenée par les femmes du village. Une longue nuit les attendait, au cours de laquelle elles prendraient les mesures de « Galissa » et entreprendraient de lui confectionner des vêtements dans leurs plus beaux tissus. Avant cela, elles réquisitionnèrent Delental pour enlever les bracelets et les chaînes de leur auguste visiteuse.
Seronn et Jemril, ce dernier plus sombre que jamais, furent également débarrassés de leurs entraves avant de se voir invités à participer à un festin improvisé dans la taverne avec tous les villageois. Jemril s’écroula sous une table vers le milieu de la nuit : l’excitation fiévreuse, les cris, les danses et les chants, conjugués aux innombrables chopes de mauvaise bière qui finissaient toujours par se retrouver dans ses mains comme par magie, eurent raison de sa résistance mise à mal par sa fièvre récente.
Seronn but, dansa et chanta de bon cœur toute la nuit, heureux de s’être fait tant de nouveaux amis.

Quand Jemril se réveilla, il avait la bouche pâteuse et le sentiment d’être encore plus épuisé que la veille. Nombre de villageois dormaient à même le sol de terre battue, rivalisant à qui mieux mieux dans un concert de ronflements d’ivrognes.
Il resta un certain temps sur le seuil de la porte de la taverne, le temps de s’habituer à la lumière du jour diffusée par un soleil déjà haut dans un ciel dégagé. Il avisa une masse de femmes qui lui tournaient le dos, assises devant une sorte de trône grossier en bois. Elles ondulaient le haut de leur corps, les bras levés, au rythme d’une sourde mélopée qui s’échappait de leurs lèvres.
Son esprit embrumé tournant au ralenti, il ne s’appesantit pas sur cette scène, plus attiré par la vision d’une fontaine en pierre à l’eau quelque peu boueuse, non loin de là. Il s’y plongea la tête avec délectation, et l’eau glaciale lui remit un peu les idées en place. Quelques ablutions plus tard, il reporta son attention vers les femmes.
Elles lui parurent dégager une adulation extatique, en direction du trône… occupé par une Vhondé transfigurée. Alors que les femmes du village étaient vêtues de longues robes écrues d’une propreté douteuse, dont le haut était parfois couvert de gilets de fourrures noires, Vhondé resplendissait. La jeune femme arborait une robe chocolat agrémentée de frises noires finement travaillées, et ses cheveux plaqués en arrière étaient parsemés de perles d’argent. Le khôl entourant ses yeux mettait d’autant plus en valeur ses yeux verts, que Jemril ne put que trouver magnifiques. Elle avait l’air d’une reine et semblait très à l’aise, très altière en balayant ses admiratrices d’un regard presque dédaigneux. Jemril fut troublé de la voir si naturelle dans de telles circonstances. Comme si elle dévoilait sa vraie nature. Comme si elle était dans son élément. À la place qui lui revenait de droit.

Il détacha les yeux de la scène en entendant un pas lourd derrière lui. Le massif Delental marchait droit vers lui, la mine plus renfrognée que jamais. Sans un mot, il tendit un parchemin à Jemril. Ce dernier tiqua en reconnaissant le portrait de Vhondé, suivie d’une promesse de récompense importante. Il lança un regard interrogateur à Delental.
– Il y a deux mois, des guerriers sont passés ici avec ce parchemin.
– Quel genre de guerriers ?
– Le genre soudards plutôt que mercenaires officiels.
– Origine ?
– Difficile à dire, Jemril. Des accents évoquant l’ouest et le sud, surtout.
– Ils ont dit qui elle était, et ce qu’ils lui voulaient ?
– Non, ils ont juste insisté sur le fait qu’il était très important qu’ils la retiennent si elle venait à passer par là. Et qu’ils seraient tous riches s’ils la leur livraient.
– Il est étrange qu’ils n’en aient pas dit plus sur elle. On dirait que ces types veulent rester un minimum discrets. Quoi qu’il en soit, on ne se retrouve pas recherchée par hasard : elle m’a sûrement menti sur son histoire.
– Je ne sais pas si tu auras le fin mot de tout ceci, Jemril, mais tu peux dire adieu à cette fille.
– Comment ça ?
– Tu as bien regardé les villageois ? Trop de mariages consanguins les ont rendus stupides. Après le départ des soudards, ils ont estimé que si ta copine était si importante que ça, ils la garderaient pour eux.
– Comment ça, la garder pour eux ?
– Ils ont pas mal fabulé là-dessus. D’abord, ils ont décidé qu’elle devait être magicienne puis, de fil en fil, ils se sont montés la tête jusqu’à décréter qu’il s’agissait ni plus ni moins d’une incarnation terrestre de leur déesse Galissa.
– Connais pas.
– C’est leur déesse protectrice. En assimilant ta copine à Galissa et en la vénérant comme il se doit, ils espèrent qu’elle va attirer la bonne fortune sur eux.
– Comment fais-tu pour vivre parmi ces dégénérés, Delental ?
– C’est justement un excellent endroit pour se cacher, en attendant que…
– Que rien du tout, coupa sèchement Jemril. Le moment est loin d’être venu… malheureusement.
– Quoi qu’il en soit, je reste à ta disposition, répondit Delental en haussant les épaules. Pour en revenir à ta copine, les guerriers repassent régulièrement aux nouvelles. La prochaine fois qu’ils pointeront le bout de leur nez, ils trouveront « Galissa ».
– Si les villageois sont aussi bornés et stupides que tu le dis, ils la protègeront et la cacheront, non ?
– Au contraire, ils la laisseront bien en évidence : Galissa a le pouvoir de châtier les méchants. Pour eux, nul doute qu’elle tuera les soudards d’un regard quand ils reviendront.
– Ces imbéciles vont tous y laisser la vie, commenta Jemril d’un air dégoûté.
– En effet. Du coup je pense que je ne vais pas tarder à partir. Il y a de grandes chances pour que j’aille m’établir à Eibor.
– J’en prends bonne note, mon ami.
– Qu’est-ce que tu vas faire, de ton côté ?
– Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas…


***

Jemril garda pour lui les informations précieuses que Delental avait partagé avec lui. De toute manière, il s’était avéré impossible d’avoir une conversation privée avec Vhondé : de jour comme de nuit, elle n’était jamais laissée seule par les villageoises, qui veillaient jalousement sur elle. Il n’eut même pas idée d’informer Seronn de la situation.
Ce dernier profitait largement de l’hospitalité obséquieuse des villageois, ravi d’être au centre de tant d’attentions spontanées. Il en vint presque à se demander s’il n’allait pas s’installer dans ce village pour y faire souche. Il renonça en se remémorant sa promesse d’explorer le monde. Après tout, le village serait encore là quand il serait venu à bout de son périple. Il serait toujours temps de se reposer cette question à ce moment-là. Même si ce village avait un avant-goût de paradis, peut-être Seronn pourrait-il découvrir encore mieux ? Qui aurait pu dire combien de lieux merveilleux recelait Galéir ?
Les premiers jours, Vhondé fut elle aussi ravie d’être au centre de toutes les attentions. Jamais, même au sein du palais de son père, elle n’avait été ainsi adulée. Elle avait presque le sentiment d’être rentrée à la maison, même si les villageois s’avéraient assez limités.
Ils chantaient inlassablement en son honneur, mais entendre en permanence leurs trois chansons en son honneur, et pas une de plus – en connaissaient-ils seulement ? – commença à lui taper sur les nerfs. Même Seronn, avait-elle pu voir, participait lui aussi à cette chorale de chanteurs exécrables.

Pourtant, les trois finirent par se lasser de cette situation. Jemril fut le premier à trépigner. Sa survie dépendait de sa capacité à toujours bouger, à ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Il ne lui fallut pas plus d’une semaine pour tourner en rond tel un fauve en cage.
Curieusement, il ne fallut guère plus longtemps à Seronn pour se lasser du village. L’attrait de la nouveauté s’estompait au fil des jours. Il sentait ses forces entièrement restaurées. Il était prêt à repartir. Passer ses journées à chanter et à se nourrir avait été très sympathique à ses yeux, mais il se rendit compte que sa voix manquait de la plus élémentaire harmonie. Il chercha en vain un professeur dans le village pour l’aider à améliorer sa pitoyable technique. Dès lors, sa décision fut prise : puisqu’il n’avait plus rien à apprendre en ce lieu, il était prêt à partir. Avec sa délicatesse coutumière, il attendit de voir quand ses compagnons lui feraient part de leur désir de quitter le village.

Vhondé mesura à son tour le revers de la médaille. Si elle était mieux traitée qu’une reine et considérée comme une déesse, elle comprit vite qu’en échange, elle avait perdu sa liberté et son intimité. Impossible de faire un pas sans avoir une cohorte de protectrices jalouses sur le dos. D’ailleurs, sa liberté de mouvement se réduisait au strict minimum : tous les soirs, elle était escortée jusqu’à la plus belle maison du village pour y dormir, avant d’être portée en triomphe au petit matin jusqu’à la place centrale. Ses repas lui étaient servis à même le trône.
Elle finit par en avoir plus qu’assez. Si elle ne faisait rien pour remédier à sa situation, elle accoucherait sûrement sur ce trône dans quelques semaines. Plus que jamais, elle voulut retourner dans la maison de son père. Vhondé s’en ouvrit à la matrone qui exerçait la plus grande influence sur les autres femmes de Venel, et qui ne s’éloignait jamais très loin d’elle. La conversation eut lieu un soir, dans la chambre à coucher de Vhondé, alors que la villageoise aidait la princesse à enlever sa robe.
– Atepis, je te serai éternellement reconnaissante, ainsi qu’aux autres villageois, pour l’accueil et la gentillesse incomparables dont vous avez fait preuve envers mes compagnons et moi, mais nous allons devoir partir.
– Comment cela, partir ? demanda Atepis, incrédule.
– Oui. Nous avons assez abusé de votre hospitalité. Nous nous rendons au sud, très loin d’ici, et plus vite nous partirons, plus vite nous arriverons. Nous avons beaucoup de chemin devant nous.
– Il est hors de question que vous partiez, ô Galissa.
– Je te demande pardon ?
– Vous êtes l’incarnation de notre vénérée déesse, notre protectrice. Si vous partiez, nous ne pourrions plus vous aduler, et notre village perdrait le bénéfice de votre protection.
– Ne sois pas ridicule, vous vous en sortiez très bien avant que je n’arrive !
– C’est vrai, ô Galissa, mais maintenant que vous êtes à nos côtés, il ne peut plus rien nous arriver de mal. Votre divine protection s’étend sur chacun de nous et sur nos terres. C’est une grande ère de prospérité qui s’ouvre aujourd’hui !
– Tu dis que tu m’adules, mais tu refuses de me laisser partir ? Ce ne serait pas de la rébellion envers ta déesse ?
– Votre rôle est de protéger le village, répéta Atepis. Bénéficier de la protection d’une déesse est quelque chose de trop rare pour que nous nous en passions. Vos souhaits n’entrent pas en compte !
– Je… Cela veut dire que je suis prisonnière ?
– C’est une vision de votre situation trop réductrice, ô ma déesse. Nous veillons sur vous, vous portez nos plus beaux habits, dormez dans le lit dans le plus confortable, vous sustentez de nos meilleurs mets. Que pourriez-vous vouloir de plus ?
– C’est pourtant évident ! Ma liberté !
– Le don que vous possédez doit être mis au service du plus grand nombre possible. Je suis déçue de constater que votre incarnation terrestre soit si… égoïste. À moins que, comme je le soupçonne, vous soyiez en train de mettre ma foi à l’épreuve ? Sachez que quelle que soit la réponse, je ne faillirai pas : je vous servirai comme il se doit, et vous servirez ce village comme il se doit. Il n’en sera pas autrement. Vous vivrez à Venel jusqu’à votre mort terrestre, et nous attendrons alors votre prochaine réincarnation. Ce ne sera pas la première fois.

Alors là, on a un sérieux problème, se dit Vhondé. Il faut absolument que j’arrive à parler à Jemril en privé ! Mais comment ?