La belle saison

On y est ! Cette nuit, on repasse à l’heure d’hiver, c’est génial ! D’un seul coup, les ténèbres vont s’abattre une heure plus tôt, et on va s’enfoncer tout doucement dans l’hiver, avec ses courtes journées et ses longues nuits. Le froid et la pluie vont faire leur retour, faisant grimacer de dépit le commun des mortels, toujours prompt à se plaindre. Ils seront tous boueux, trempés, revêches, transis, pitoyables en un mot. J’adore !
Il faut dire que je suis un vampire. Toute journée de pluie me permet de me promener tranquillement parmi la foule de mortels, autant d’éléments du vaste garde-manger qu’est le monde à mes yeux, et les interminables nuits qui suivent sont un délice pour moi, une frénésie des sens dans les grandes villes qui ne s’endorment jamais, illuminées et pleines de vie.
La nuit où l’on passe à l’heure d’hiver étant spéciale à mes yeux, je la fête dignement, en festoyant goulûment jusqu’à l’aurore, espiègle envoyé de la mort qui se joue de ses victimes en leur sortant le grand jeu, celui qu’elles ont toutes vues dans les films. C’est l’occasion pour moi d’arborer une superbe cape noire, bien sûr fourrée de rouge à l’intérieur, avec un joli petit gilet noir laissant voir une magnifique chemise à jabot. Sans oublier le haut-de-forme et la canne, ainsi que les bottes en cuir. Bref, la grande classe !
Mais la tenue ne serait rien sans l’attitude, le rôle qui va avec. On a tous vu à la télévision, ou lu dans les livres, le vampire qui surgit silencieusement de l’ombre devant sa victime, et lui parle d’une voix profonde et envoûtante pour lui annoncer qu’elle a été choisie, qu’elle va goûter à un grand honneur, etc. Comme je suis un sacré cabotin, c’est exactement l’attitude que j’adopte !
Malheureusement, mes chères petites friandises ne réagissent jamais comme dans les films, elles sont assez raisonnables pour savoir que les vampires n’existent pas. Comme ça les rassure de le penser ! Quelle farce !
Ces aliments sur pattes ont deux types de réaction. Soit ils ont peur, pas du méchant vampire qui veut leur sucer le sang, bien sûr, mais du fou qui se tient devant eux en se faisant passer pour tel ; un tel être pourrait bien être dangereux. La deuxième réaction, plus jouissive à mes yeux, est l’hilarité déclenchée par mon costume et ma voix solennelle : je suis un si magnifique stéréotype !
Ils rient de moi, mais pas longtemps. Certains clichés sont vrais, comme par exemple la vitesse ahurissante à laquelle nous autres les anges de la mort sommes capables de nous déplacer pendant un court laps de temps, et il ne me faut qu’une seconde à peine pour me retrouver derrière mes victimes, leur susurrant dans l’oreille quelque chose comme « et maintenant, tu me trouves toujours aussi drôle ? ».
Et là, tout est fini pour ces sots. Ils comprennent instantanément que je ne suis pas humain, que je suis réellement ce que je prétends être, et ils se mettent à trembler comme des feuilles, ou tentent de hurler ou de s’enfuir. Certains s’extériorisent de manière plus amusante à mes yeux, comme ceux qui, tétanisés de terreur, se mettent à baver ou à bégayer des paroles incompréhensibles : c’est comme si la raison leur échappait, face à quelque chose qui dépasse leur entendement.
Par contre, ceux qui m’énervent le plus sont les désespérés, ceux qui ont une vie pitoyable et misérable et qui voient en moi un moyen d’y échapper : ils m’agrippent en me suppliant de les transformer en vampires à leur tour. Et puis quoi encore, j’ai une tête d’assistante sociale peut-être? D’autres encore rentrent à leur tour dans mon jeu, devenant eux-mêmes le cliché parfait de la victime, à coups de signes de croix frénétiques et de vade retro satanas.
Et moi je rigole, mais qu’est-ce que je peux rigoler, intérieurement bien sûr ! Surtout, il ne faut pas casser le mythe en piquant une crise de rire! On est tous tellement bons dans nos rôles respectifs. Bienvenue sur le tournage de « Poncif contre Poncif, le retour » ! De véritables acteurs ne feraient pas mieux.
La touche finale, avant le gueuleton, c’est de leur dire mon nom. Enfin, pas le vrai mais celui que j’appelle affectueusement mon nom de scène : Heinrich von Drakovar, quatrième du nom. J’adore, ça en jette tellement ! Et puis ça donne la petite connotation transylvanienne indispensable à ma crédibilité. En fait, le petit humain chétif que j’étais est né sous le nom nettement moins haut en couleur de Jean Martin, mais tous ces pauvres petits cochons qui se sont engraissés toute leur vie dans le seul but de me sustenter n’ont pas besoin de le savoir !
Que la vie me paraît belle en cet instant ! Et j’anticipe sur l’avenir, en me réjouissant à l’avance des fêtes de fin d’année.
Dans quelques jours, ce sera Halloween, nuit pendant laquelle je ne tuerai bien sûr que les crétins qui auront eu le mauvais goût de se déguiser en vampire.
La fête du beaujolais nouveau, pendant laquelle je prendrais une bonne cuite en aspirant le sang bien alcoolisé d’un soiffard qui sortira d’un bistrot en titubant.
Et bien sûr le nouvel an, la fête la plus amusante dont un joyeux drille comme moi puisse profiter, avec ma tirade préférée mais hélas inconnue du grand public, « bonne année, t’es mort ! ».
Oh oui, on va bien s’amuser. Je me sens revivre, rajeunir à l’évocation de tous ces bons moments, de toutes ces belles nuits qui m’attendent, parfois en compagnie de la lune, cette si belle amie qui me fera sentir la caresse de sa douce présence, de sa tendre bienveillance.
De ma fenêtre, je constate que les ombres du crépuscule achèvent d’étendre leur emprise sur la ville. A mes pieds, la rue commerçante est bondée. Et si j’allais faire mon marché ? J’ai un petit creux…