Heinrich von Drakovar

Enfin ! La nuit suivante était celle du passage à l’heure d’hiver, ce qui réjouissait énormément Heinrich von Drakovar. A partir de là et pour des mois, les journées seraient plus courtes et les nuits plus longues. Le froid et la pluie allaient faire leur retour, faisant grimacer de dépit le commun des mortels, toujours prompt à se plaindre. Ils seraient tous boueux, trempés, revêches, aigris, bref si pitoyables et si vulnérable. Et Heinrich adorait cela !
Il faut dire que Heinrich von Drakovar était un vampire, et qu’à ce titre le monde n’était pour lui rien de moins qu’un immense garde-manger. Toute journée de pluie lui permettait de se promener tranquillement parmi les foules de mortels, et les longues nuits qui suivaient étaient un délice pour lui, une frénésie des sens dans les grandes villes qui ne s’endormaient jamais, illuminées et si pleines de vie…avant qu’il n’y sévisse.
Cette nuit de changement d’heure étant à ses yeux symbolique, il avait bien l’intention de la fêter dignement, en festoyant goulûment jusqu’à l’aube. Malheur aux promeneurs isolés et aux insomniaques, le représentant personnel de la Mort allait faire une chasse mémorable !



Quand il ouvrit les yeux, et bien que l’obscurité fut totale dans son cercueil, il sentit que l’après-midi touchait à sa fin. Il s’extirpa maladroitement de sa bière et se dégourdit les jambes dans sa crypte, un sourire radieux, presque extatique, sur les lèvres. Un coup d’œil jeté par la petit vitrail de la fenêtre carrée qui ornait la porte de la crypte lui confirma sa bonne estimation de l’avancée de la journée, et il entreprit de se mettre sur son trente et un pour aborder cette folle nuit dont il avait tant rêvé, surtout ces derniers temps. Malgré son impatience, il mit un point d’honneur à prendre son temps pour se préparer : c’était presque un rituel pour lui, et il était hors de question de le gâcher.
Pour des questions de sécurité évidentes, les vampires avaient depuis longtemps laissé derrière eux une bonne partie du folklore qui leur était attaché, mais les plus jeunes d’entre eux s’évertuaient pourtant à en perpétuer certains aspects, surtout au niveau vestimentaire : rapidement devenue une mode, la tenue du comte Dracula popularisée par Bram Stoker avait fini par entrer dans les mœurs vampiriques, avant de refluer face aux inconvénients qui allaient de pair avec. Une fois cette mode vestimentaire passée dans le monde des humains, continuer à la porter était devenue la meilleure manière de proclamer « je suis un vampire », et de ce fait le meilleur moyen de se faire repérer et exterminer.



Le vampire moderne savait que le temps du clinquant était passé, et que la survie passait avant l’allure. Néanmoins, pour cette nuit spéciale, Heinrich von Drakovar avait la ferme intention de revêtir ce qu’il considérait presque comme la tenue officielle, ou de gala, des vampires. Les occasions étaient si rares et cela était un tel plaisir !
Il mit donc sa plus belle chemise à jabot, d’une blancheur étincelante, puis enfila par-dessus une petite veste sans manche de couleur lie-de-vin. Noirs son pantalon, ses bottes ainsi que sa cape, mais cette dernière était fourrée de pourpre. Il poussa même cette élégance raffinée d’un autre âge à couvrir sa tête d’un magnifique haut-de-forme, et il acheva ses préparatifs en attrapant sa canne-épée. Il regretta de ne pas être visible dans les miroirs, tellement il était fier de son allure.
Il avait pris tout son temps pour se préparer, et ses pensées s’étaient attardées sur la suite de la si belle saison qui commençait cette nuit. D’ici quelques jours, il pourrait remettre sa belle tenue, à l’occasion d’Halloween : riche idée que d’avoir remis cette fête au goût du jour, car elle lui permettait de s’exhiber dans toute sa splendeur.



Ah, que la vie lui parut belle en cet instant ! Que de pensées rafraîchissantes ! Viendrait ensuite le nouvel an, où Heinrich aurait, comme à chaque fois, l’occasion de lancer sa tirade préférée mais hélas inconnue du grand public, ce qui le désolait : « Bonne année, t’es mort ! ».
Oh oui, il allait bien s’amuser. Il se sentait revivre, rajeunir à l’évocation de tous ces futurs bons moments, de toutes ces belles nuits qui l’attendaient, parfois en compagnie de la lune, cette si belle amie, qui lui ferait sentir la caresse de sa douce présence, de sa tendre bienveillance.
Cette fois, le moment était venu : il ouvrit précautionneusement la porte de la crypte, qui ne se permit même pas de grincer, et huma avec délectation l’air de la nuit naissante. A une centaine de mètres en contrebas, les lourdes grilles de l’entrée du cimetière avaient été fermées. Il ne put s’empêcher de sourire : pourquoi fermer les cimetières pendant la nuit ? Etait-ce pour empêcher des humains d’y entrer, ou pour espérer y confiner les vampires, goules, zombies et autres créatures pittoresques de la nuit ?



Il haussa les épaules, prit une allée qui l’éloignait des grilles, en sifflotant et en jouant avec sa canne. Une trentaine de mètres plus loin, il s’arrêta face à un chêne qui poussait quasiment contre le mur de l’enceinte. Drôle d’idée que d’avoir un tel arbre pousser là, mais cela faisait bien son affaire. Il y grimpa avec agilité, sa canne passée dans sa ceinture, et en prenant bien soin de ne salir ses atours.
Dès qu’il se fut glissé sur une branche qui surplombait le trottoir de la rue, il s’assura que nul n’était en vue puis se laissa tomber au sol, où il atterrit lestement, tout sourire. Mais ce dernier disparut vite de son visage, car à peine avait-il fait deux pas qu’une sirène déchira le silence du crépuscule et qu’une voiture avec gyrophare sur le toit pila devant lui dans un grand crissement de freins.
Il resta tétanisé quand deux hommes vêtus de bleus jaillirent de la voiture et se jetèrent sur lui. Ils eurent tôt fait de le menotter dans le dos avant de le jeter comme un sac de pommes de terre à l’arrière de leur véhicule. Ils fermèrent la porte sur Heinrich von Drakovar, toujours muet tellement il était sous le choc.

Tout en le dévisageant à travers la vitre, les deux policiers eurent un bref aparté :
– Il n’y a pas de doute, c’est bien lui.
– Ouais, la photo et la tenue concordent.
– Comment ils ont dit qu’il s’appelait, à l’asile, déjà ?
– Jean Martin. Bon sang, quand je pense que ce taré se prend pour un vampire !
– Ouais, on vit vraiment dans un monde de dingues.