Les envahisseurs

Ils ont débarqué d’un coup d’un seul, sans aucun signe annonciateur, un beau jour. Enfin, « beau », façon de parler. Après tout, on parle d’une invasion extra-terrestre, quand même !
Ils ont utilisé la redoutable technique des Golgoths, qui consiste à arriver en force avec des dizaines de soucoupes volantes, et à noyer leurs cibles – les villes les plus importantes du globe, comme de juste – sous un déluge de feu. La seule différence, c’est qu’on n’avait pas de Goldorak pour nous défendre. Dans notre belle contrée, les chars Leclerc n’ont pas fait merveille.

La contre-attaque a été immédiate : tous les pays dotés de l’arme nucléaire ont simultanément balancé la sauce. Ça a été un feu d’artifice d’anthologie, déclenché notamment par des pays qui avaient obtenu l’arme nucléaire en catimini et qui s’étaient bien gardés de divulguer cette information. C’est ainsi que les missiles nucléaires du Vatican se sont envolés de leur silos de lancements, subrepticement dissimulés dans la base secrète sise sous la place Saint-Pierre. Sans oublier ceux du prince du Liechtenstein, lancés de la campagne avoisinant Vaduz.
Depuis le temps que ça en démangeait certains ! Les dirigeants de ces nations avaient le pouvoir d’appuyer sur LE bouton, mais n’avaient jamais pu le tester « en vrai ». Pour évacuer leur frustration, ils étaient obligés de se rabattre sur les jeux de rôle en ligne, ce qui n’était pas du tout la même chose, aussi bons y soient-ils devenus. Même les joueurs les plus acharnés ignoraient que sous le pseudonyme de AtomicMan (troisième au palmarès) se cachait George W. Bush, et que GreatGiant (septième meilleur score) se nommait Nicolas Sarkozy dans la vie réelle.

Ils ont tous regardé avec émotion leurs armes destructrices jaillir dans les cieux et se précipiter sur les vaisseaux des envahisseurs. Mais l’émotion est partie en courant, pour être remplacée par de la consternation, elle-même jetée dehors par de la terreur, quand tous les missiles ont fait demi-tour juste avant d’atteindre leurs cibles, et qu’ils se sont redirigés vers leurs pas de tirs respectifs.
Bien sûr, des milliards de Terriens ont assisté à ce retournement de situation, et les réactions ont été aussi diverses que variées :
– Oh, putain, ça va faire mal !
– Ouah, ziva avec ton missile de pédale ! Même pas peur !
– Chérie, ça va couper !
– Par Toutatis, le ciel nous tombe vraiment sur la tête !
– J’aurais même pas connu de fiiiiille !
– Vous z’inquiétez pas : selon la loi de Murphy, ça va forcément aller mieux à un moment où à un autre !
– Bonjour, monsieur, je vous appelle pour souscrire à une assurance-vie.
– Vendez toutes mes actions de sociétés d’armes, et achetez-en des pompes funèbres !

Sur ce coup-là, la Terre a pris une sacrée claque. Sans parler des envahisseurs qui ont répliqué avec leurs propres armes : des grosses boules de feu qui ont explosé sur leurs cibles et les ont vitrifiées sur place. Les humains ont alors lancé leurs dernières ressources dans la bataille. Tous les armes bactériologiques possibles et imaginables ont été lancées. En vain. D’autres méthodes, moins conventionnelles, ont également été testées, au point où on en était. La diffusion de sons que certains qualifient de musique, tel les grands tubes de Whitney Houston, des Musclés, d’Elmer Food Beat ou de Public Enemy. En vain. Des hippies sur le retour ont brandi des pancartes pacifistes, en se roulant nus dans la boue de Woodstock. En vain. Des milliardaires ont proposé des stock-options. En vain.

Bref, à un moment, ça a quand même craint un max. les extra-terrestres ont fini par atterrir et sont sortis de leurs vaisseaux. Evidemment, ils étaient super moches. C’était des espèces de grosses limaces mauves, avec plein de tentacules gluantes et visqueuses se terminant par des griffes démesurées. Ils avaient aussi des rangées de grandes dents dignes d’un grand méchant loup, une haleine à faire fuir même un zombie putréfié, et des petits yeux comme de juste sournois et suintant d’un liquide verdâtre et répugnant, beurk ! D’un autre côté, s’ils avaient été beaux comme des dieux, le résultat aurait été le même : c’étaient des méchants, et c’était la seule chose importante.

Quand soudain… ! C’est alors que… ! Et là… ! Tadam… ! Je suis sorti de ma réserve…enfin, de ma cellule capitonnée, mais ceci est une autre histoire. J’ai ceint mon armure magique, qui aurait fait se pisser dessus de jalousie Seiya, s’il avait existé.

Car je suis un super-héros (dit-il sur un ton empreint de modestie, en époussetant nonchalamment un grain de poussière imaginaire sur son épaule). Attention, un vrai ! Pas comme cette tafiole de Superman, qui s’écroule comme une grosse merde dès qu’il est en contact avec de la kryptonite. Ni comme cet imbécile de Spiderman, à qui on devrait apprendre que des effets spéciaux ‘achement supers ne remplacent pas un vrai scénario. Sans parler de Wolverine, qui…qui…rhaaa, ouééééé, X-Men est bien foutu, quand même, j’ai rien dit !
Le don que j’ai reçu des Dieux, ou de Dame Nature, ou de Tartempion le Lapin Bleu – à vrai dire je ne sais pas trop –, est aussi simple que redoutable : par une simple projection de pensée, je suis capable de multiplier l’intelligence de mes victimes par dix mille ! Le rapport avec l’armure, me demanderez-vous ? Euh…en fait y’en a pas, c’est juste pour le fun.

Donc, dès que je suis sorti de l’asil…euh, de l’établissement spécialisé auquel je suis rattaché, je me suis dirigé d’un pas ferme et décidé sur un vaisseau extra-terrestre qui venait de se poser. L’un de ces affreux jojos en est sorti en poussant un grognement digne d’un Chewbacca sur le retour, et s’est mis à embrocher sur ses tentacules griffues quelques bêtes humains qui traînaient par là.
Bien entendu, j’aurai pu réagir et empêcher ces meurtres, mais en faisant durer un peu plus longtemps le suspense, je savais que mon intervention n’en serait que plus marquante. Je pris donc mon temps pour m’interposer et attendit un peu, jusqu’à ce que je le visse essayer de s’en prendre à une fort belle femme, au demeurant blonde à forte poitrine. Je bondis alors pour empêcher cette crapule d’alien d’arriver à ses fins, tout en espérant ardemment que la belle ne soit pas farouche et sache se montrer reconnaissante.
Je tendis la main vers le monstre repoussant – juste pour l’effet visuel, mon pouvoir étant juste mental – et entrai dans son esprit. Là, je trouvai la petite porte qui débouchait sur des océans de connaissances et d’intelligence, et l’ouvrit sans hésiter. La créature parut décontenancée quelques secondes, fouilla dans ses poches, en extirpa des stylos, et se mit à écrire des équations quantiques – ou autre, je n’y connais rien en mathématiques, mais ça fait bien de dire « quantique », c’est un peu à la mode, je trouve – sur les parois extérieures de son vaisseau, du bout de ses huit tentacules.

La suite fut aisée : ils y passèrent tous, et se plongèrent dans des méditations profondes ou dans l’écriture fébrile d’ouvrages scientifiques ou autres. Ce jour-là, plus d’un mystère de l’univers fut sans doute résolu. Et perdu aussitôt, quand mes bons vieux pairs humains se jetèrent sur eux pour la curée, armés de pierres, de bâtons ou de leurs ongles et autres dents, plus simplement. Le seul point noir fut que l’un des extra-terrestres avait commencé à écrire un roman fort prometteur, et qu’il n’eut pas le temps d’en écrire la fin avant d’être massacré par mes chers compatriotes barbares assoiffés de sang. L’issue de cette grande œuvre restera à jamais ignorée, à mon grand dam, car je n’ai jamais réussi à deviner dans quelle direction l’auteur nous emmenait.

Les humains n’ont jamais compris ce qu’était exactement mon pouvoir. Tout ce qu’ils ont vu est qu’en ma présence, l’envahisseur changeait radicalement de comportement. Aussi m’ont-ils confronté à tous les extra-terrestres. A chaque fois que j’ai déployé mes pouvoirs, ils ont perdu toute agressivité et se sont concentrés sur des problèmes bien plus primordiaux que de se taper dessus avec les humains. Ces derniers, sur lesquels je me suis bien gardé d’intervenir, s’en sont donnés à cœur joie dans les massacres, et il n’a fallu que quelques jours pour que les aliens survivants quittent la Terre, dégoûtés d’avoir échoué.

Ce n’est qu’après coup que ça s’est mal passé pour moi. Déjà, je n’ai pas eu le temps de prendre les coordonnées de la blonde avant que je ne sois envoyé faire face aux envahisseurs. Ensuite, après leur fuite, quand j’ai expliqué aux humains la teneur de mon pouvoir, aucun ne m’a cru. Espérant les convaincre, j’ai fait l’essai sur l’une d’eux. Malheureusement, ils ont simplement cru que j’étais capable de rendre les gens fous, et ils ont plutôt mal pris le fait que Ginette, la caissière préférée du Shopi de Moulins-les-deux-paroisses, devienne tout à coup une experte en décryptage télévisuel. Elle fut lynchée sur la place publique après avoir dénoncé la propagande sous-jacente aux émissions de Jean-Pierre Pernaut et d’Arthur, et je fus reconduis illico dans ma cellule capitonnée.

Evidemment, j’aurais pu me défendre, en déployant mon pouvoir à tout va. Mais penser aux conséquences à long terme m’en empêcha. Si je transformais l’humanité en moutons pacifistes et autres érudits de très haut vol, qui aurait défendu la Terre lors de l’invasion suivante ? Je dus me rendre à l’évidence. Pour le bien-être de l’humanité, celle-ci devait rester dans les méandres de l’ignorance, dans lesquelles elle avait toujours semblé se complaire. C’était la meilleure garantie sur sa survie.