__chapitre 4 : l’expédition vers le sud __

Valieri n’avait pas osé avouer au jeune Wintrop qu’il ne donnait pas une chance à Parn de survivre. Quelle que soit leur célérité à rejoindre Drisaelia, il était d’ores et déjà trop tard à ses yeux pour le sauver, ses blessures étant trop importantes : pourtant, en bon capitaine se préoccupant de ses hommes, il avait joué à merveille son rôle de chef optimiste. Peu de temps avant d’arriver en vue de l’île, Valieri s’était rendu au chevet de Parn, s’attendant à ne trouver qu’un cadavre. Il fut extrêmement surpris de constater qu’il respirait toujours, bien qu’il respirât avec difficulté.
Pendant que Telmas guidait leur embarcation d’une main sûre malgré la nuit noire, évitant les maints écueils qui entouraient l’île, Vilinder extirpa un cor d’un des coffres, et souffla plusieurs notes dedans, selon un code qui annonçait aux îliens leur arrivée et leur besoin d’assistance médicale.
Minos ne se souvint pas distinctement du débarquement : il ne quitta pas d’un pouce Parnos, pris en charge par des hommes et des femmes se disant guérisseurs. Il ne les entendit même pas lui dire que sa présence risquait de les gêner pendant les soins. Ils abandonnèrent la partie en haussant les épaules et durent supporter cet étrange jeune homme muet à l’air absent, qui ne consentit jamais à lâcher la main de son compagnon.
Ils emmenèrent le corps dans une grande bâtisse en bois qui faisait office d’hôpital sur l’île. L’endroit, dressé en haut d’une colline, surplombait le village portuaire.



Les guérisseurs opérèrent toute la nuit. Ils lavèrent et désinfectèrent longuement la large plaie, en se félicitant que la blessure se soit produite en mer : le navire de Valieri, lancé comme une flèche sur le grand océan du sud, avait essuyé quelques paquets de mer, qui avaient trempé les pirates, dont Parnos. Les brûlure salées n’avaient pas suffi à le réveiller, ce qui était très préoccupant. En revanche, tout risque d’infection devait avoir disparu après un tel traitement, ce qui avait un peu contribué à cautériser ses blessures.
Une fois qu’ils eurent employés toutes les ressources de leur art, les guérisseurs recousirent la plaie béante. Celui qui avait dirigé l’intervention posa une main sur l’épaule de Minos, toujours en état de choc, et lui dit :
– Jeune homme, nous ne pouvons rien faire de plus pour lui. Désormais, il ne nous reste plus qu’à attendre ; seul le temps nous dira s’il survivra ou non.
Il attendit vainement une réponse, puis se résigna à laisser Minos seul, comprenant que seule la guérison ou la mort de son compagnon le sortirait de sa torpeur.

Trois jours plus tard, Parnos émergea de son sommeil comateux. Après l’avoir examiné, les guérisseurs assurèrent qu’il se remettrait.
Minos n’avait pas quitté son chevet pendant ce temps, et à l’exception de quelques coupes d’eau, avait obstinément refusé de s’alimenter. Mais dès qu’il sut son compagnon hors de danger, il revint à la vie et commença par s’écrouler sur une paillasse de l’hôpital, avant de dormir plus de seize heures d’affilée. A son réveil, après s’être assuré que Parnos dormait du sommeil du juste, il demanda et obtint un repas copieux.

L’esprit à nouveau alerte, et pleinement rassuré, Minos retomba dans ses schémas de pensée antérieurs. Il adorait Parnos mais ne l’aurait avoué pour rien au monde. il décida donc de quitter le chevet de son serviteur, et de se familiariser un peu avec Drisaelia.
Ses pas le conduisirent tout naturellement vers le village en contrebas, où il se rendit vite compte qu’il régnait un certain parfum de sérénité et de convivialité en ce lieu. Tout le monde se connaissait et se saluait gaiement, et il eut même la surprise de s’entendre appeler plusieurs par ce nom de « Wintrop » par des gens qu’il ne connaissait pas. Eux, en revanche, avaient entendu parler de lui et de « Parn », et ils le félicitaient pour ses talents de guerrier et pour avoir réussi à rallier Drisaelia si rapidement, en mettant tout en œuvre pour que son compagnon soit sauvé.
Il en resta interdit et très gêné, n’ayant ni l’habitude de s’entendre loué, ni celle d’être reconnu par tous, lui qui toutes ces dernières années s’était terré dans des ruelles sordides et sombres, ne sortant que la nuit pour accomplir ses forfaits.
Le vaste village de maisons en bois bâti sur le rivage devant une immense jetée, elle-même composée d’une multitude de pontons en bois reliés les uns aux autres. L’endroit, impressionnant, pouvait accueillir des centaines de navires. Mais pour l’heure, Minos n’en voyait que quelques dizaines.
Déambulant dans les vastes rues longilignes, il arriva sur une grande place de terre battue, où des hommes s’entraînaient à combattre à l’épée. Il en compta une trentaine, et il fut surtout impressionné par leur maladresse. Ils avaient l’air de s’amuser plutôt qu’autre chose, et ressemblaient à tout ce qu’on voulait sauf à des soldats.
– Salut, Wintrop ! rugit la voix forte de Garolddé, ses longs cheveux bouclés flottant dans la brise tiède qui caressait l’île. Alors, qu’est-ce que tu penses de l’armée de Drisaelia ?
– Qu’elle manque singulièrement d’expérience, répondit-il en se rapprochant de son collègue marin aux larges épaules.
– C’est normal, on a décidé tout récemment de se doter d’une armée, et là tu assistes à notre première séance d’entraînement. On m’a même nommé officier instructeur !
– Toi ?
Le ton incrédule de Minos n’échappa pas à Garolddé, qui ne s’en formalisa pas. Il lui répondit en souriant :
– Très peu d’entre nous savent se servir convenablement d’une épée, et disons que dans ce domaine, je suis l’un des moins mauvais des pirates. Par tradition, nous autres marins préférons régler nos problèmes à l’aide de nos poings. Seulement les choses changent, et nous devons nous y adapter.
– Mouais, lâcha Minos d’un ton dubitatif. Je ne voudrais pas te vexer, mais je ne suis pas certain que tu sois l’homme de la situation pour ce travail.
– Mais moi non plus ! répondit Garolddé en riant. Mais il faut bien que quelqu’un s’y colle, ajouta-t-il plus sérieusement. Nous risquons d’avoir besoin d’hommes armés d’ici peu de temps, si les marchands embarquent des mercenaires pour se protéger, et nous n’avons personne de qualifié pour nous former. Du moins, nous n’avions personne jusqu’à maintenant. D’après les échos que j’ai entendu du Conseil, toi et Parn êtes pressentis pour devenir nos généraux.
– Tu plaisantes, j’espère !
– Non, je t’assure. A part vous deux, seuls les chefs pirates ont quelques talents pour la guerre, et ils ont leurs raids à organiser et à mener. Nos chefs attendaient de voir l’évolution de la santé du vaillant Parn avant de vous proposer le poste. Maintenant qu’il est hors de danger, ça va pouvoir se faire, conclut-il avec un large sourire.

Minos était complètement abasourdi par la tournure prise par les événements. Un simple petit combat minable contre les Vilizel et voilà que Parnos et lui étaient tenus en haute estime, au point d’être pressentis pour créer une armée ! Il n’eut pas le temps de digérer ces informations qu’ils furent rejoint par un petit homme mince, qui traversait rapidement la place, l’air préoccupé. Des murmures se répandirent dans les rangs des apprentis soldats, qui s’écartèrent prestement de son chemin.
Il s’arrêta devant Minos et Garolddé, ce dernier s’inclinant profondément devant lui. Lui et Minos se toisèrent. L’homme avait l’air morose et il planta ses yeux noisettes dans ceux de Minos, comme s’il voulait le jauger. Son visage longiligne au teint laiteux était grave, et son petit front fuyant était surmonté de cheveux de couleur rouille mi-longs. Ce qui retenait surtout l’attention, c’était son nez, droit et beaucoup trop allongé.
L’homme ouvrit la bouche et parla d’une voix aiguë, que Minos détesta dès qu’il l’entendit.
– Alors, c’est toi, le fameux Wintrop ?
– Il paraît, oui, répondit Minos d’un ton neutre.
– Je suis Plaevoo le Requin. Tu as sûrement entendu parler de moi ?
Ce surnom amusa Minos, qui se rendit compte qu’effectivement, le nez de son interlocuteur rappelait celui du prédateur maritime. Par contre, même si c’était la première fois de sa vie qu’il entendait ce nom de « Plaevoo », Minos se doutait qu’il s’agissait d’un personnage important sur l’île, au vu de la réaction des « soldats », et de la certitude arrogante de l’homme quant à la célébrité de son nom.
– Hum, oui, bien sûr. Je suis enchanté de faire votre connaissance, monsieur.
– Tu es sourd, mon garçon ? Je ne m’appelle pas monsieur mais Plaevoo. Et ne me vouvoie pas, on est pas à la Cour du roi ici.
Si ce Plaevoo disait tout cela pour briser la glace, il ratait complètement son objectif, se dit Minos : avec son ton très sec, chaque parole passait pour un ordre. Mais Minos joua le jeu et lui sourit.
– C’est un honneur de te rencontrer, Plaevoo, dit-il en s’inclinant très légèrement.
– Passons tout de suite au vif du sujet. Garolddé t’a expliqué ce que le Conseil de Drisaelia attend de toi ?
– Former une armée ?
– Oui. Qu’en dis-tu ?
– Et bien, à vrai dire, comme je viens tout juste de l’apprendre, je n’ai pas encore eu le temps de prendre une décision. Sans compter qu’il faut que j’en parle avec Parn.
– Je sors de l’infirmerie, où je l’ai trouvé conscient. Il m’a donné son accord, et le tien par la même occasion. Tes hommes sont là, je te suggère de commencer tout de suite. Il faut qu’ils soient opérationnels le plus vite possible.
Parnos, espèce de vieux salopard perfide et sournois, fulmina Minos intérieurement. Je vais te tuer, mais pas avant d’avoir rouvert tes blessures avec une lame chauffée au fer rouge, pour t’apprendre des nouvelles formes de douleur. Voilà que môssieur s’engage en mon nom, maintenant. Je crois rêver !
Alors que Plaevoo s’apprêtait à tourner les talons, Minos reprit la parole.
– Un instant, Plaevoo. Comme je ne voudrais pas qu’il y ait un malentendu entre nous, je te répète que je viens d’apprendre ma … promotion, et que ma décision n’est pas prise à son sujet. Parn est un grand garçon et est capable de prendre ses décisions tout seul, mais personne d’autre que moi ne décide de ce que j’ai à faire. Donc, je réserve ma réponse.
Plaevoo le fixa longuement, les yeux plissés, avant de sourire froidement.
– Valieri a fait un bon choix en t’embauchant, petit. Tu as la farouche indépendance des hommes des mers, c’est bien. Mais sache tout de même que dans notre communauté, nous plaçons nos hommes là où leurs capacités seront le mieux employées. Et visiblement, le poste qui te convient le mieux est de former nos troupes.
– Nous verrons cela, rétorqua Minos, glacial à son tour. Je te ferais savoir quand j’aurais fait mon choix.
Après un nouveau long regard impénétrable, Plaevoo s’en fut sans un mot.

Garolddé, resté silencieux aux côtés de Minos, soupira bruyamment, comme s’il avait retenu sa respiration pendant toute la durée de la conversation.
– Wintrop, tu es fou ? On ne parle pas sur ce ton là à un Seigneur des mers, surtout à celui-ci, qui est le plus influent avec Jagtroll !
– Si tu cherches à m’impressionner, Garolddé, c’est raté. De toute manière, je n’ai jamais entendu parler ni de l’un ni de l’autre. Et jusqu’à preuve du contraire, le seul à qui j’ai à obéir est Valieri.
– Euh, oui, certes, mais ça ne fait pas de mal d’être bien vu des puissants de notre communauté.
– Je n’ai jamais mangé de ce pain-là et ce n’est pas maintenant que ça va commencer, répondit Minos avec humeur. Je suis comme je suis et il va falloir que ce type apprenne à m’accepter comme tel.
– D’accord, Wintrop, ne t’énerve pas.
– Sur ce, si tu veux bien m’excuser, j’ai deux mots à dire à Parn.
Et il s’en fut à son tour, fendant les rangs des marins, qui s’écartèrent devant lui comme ils l’avaient fait pour Plaevoo. En temps normal, Minos se serait gonflé d’orgueil devant leur attitude envers lui, mais toutes ses pensées étaient tournées vers les supplices qu’il allait faire endurer à son vieux compagnon. Il n’entendit pas les murmures des « soldats » sur son passage, et il ne lui vint pas à l’esprit qu’en tenant tête à Plaevoo, il avait encore renforcé sa réputation naissante.

En arrivant à l’infirmerie, Minos trouva Parnos en discussion avec Valieri et Vilinder. Les longs cheveux bouclés du neveu du capitaine dépassaient d’un large bandage ceignant son front. Jaugeant la situation rapidement, Minos vit des éclairs de colère dans les yeux de Valieri, et de la gêne chez Vilinder et Parnos, qui semblaient vouloir être ailleurs. Il remarqua à peine le teint pâle de son vieux serviteur et lui dit durement :
– Dis donc, vieil abruti, je te signale que tu viens encore de prendre une décision à ma place. J’espère que tu as une bonne explication, sinon ton séjour dans cette infirmerie va durer bien plus longtemps que tu ne l’imagines.
– Euh…bien le bonjour, jeune maître, dit-il en se grattant machinalement l’arrière du crâne.
– Je suis on ne peut plus d’accord avec toi, Wintrop, surenchérit Valieri d’un ton mordant. Je n’ai pas embauché deux gars pour mon équipage pour les voir s’installer à terre, sous les ordres d’un autre que moi, qui plus est !
– Mais enfin, jeune maître, geignit Parnos en grimaçant, nous ne sommes pas faits pour être marins, vous et moi, c’est évident. Nous serons plus à notre place sur le plancher des vaches, surtout une arme à la main.
– La ferme, imbécile. N’oublie pas que c’est moi et moi seul qui commande, ici ! Si je te dis qu’on retourne en mer, on retourne en mer ! Si je te dis de te jeter à l’eau, tu te jettes à l’eau ! Et si tu oses me répondre, je te casse un bras !
Parnos se le tint pour dit et s’enferma dans le mutisme le plus complet, l’air désespéré.
Minos se tourna vers Valieri et lui dit d’un ton presque doux :
– Voilà qui est réglé, capitaine. Vos deux marins sont toujours à vos ordres.
– Parfait, Wintrop. Le Conseil m’a déjà enlevé Garolddé, ce n’est pas le moment de perdre d’autres hommes. Pendant que je te tiens, nous avons reçu une mission. Nous partons demain matin faire de l’exploration dans les mers du sud. Le Conseil estime qu’après la mauvaise rencontre que nous avons fait, la vie risque d’être plus difficile pour nous. Si la pression s’accentue sur nous, il n’est pas impossible qu’à terme, Drisaelia soit découverte. Nous sommes donc chargés de trouver un nouvel endroit où installer notre base arrière, au cas où.
– Il paraît que tu voulais me voir, Valieri, dit à ce moment la voix aiguë de Plaevoo dans leur dos.
Le chef pirate se tenait sur le seuil de l’hôpital, l’air plus revêche que jamais.
– En effet, Plaevoo. Toi et le Conseil vous passerez de Parn et de Wintrop, ils viennent de m’assurer qu’ils continuent à faire partie de mon équipage. Et comme j’ai besoin de Garolddé pour l’expédition de demain, il faut que tu le libères de sa nouvelle fonction. Il n’a rien d’un instructeur militaire et sera plus utile à mes côtés.
– Tu t’opposes à une décision du Conseil, Valieri ?
– Non, mais je conteste tes méthodes : je n’ai pas beaucoup de membres d’équipage et tu le sais très bien, or tu viens d’essayer de m’en enlever trois d’un coup. Tu n’as qu’à trouver tes généraux parmi tes propres hommes. Après tout, tu en as pas loin d’une soixantaine.
– Aucun n’est capable d’un tel rôle. Et tu sais que défendre Drisaelia est prioritaire sur tout le reste. Pendant ce vif échange, l’esprit de Minos fonctionnait à plein régime, cherchant une solution. Il n’appréciait pas d’être tenu à l’écart, et entendait démontrer qu’il était quelqu’un qui comptait. Une solution au problème germa en lui et il profita du vide dans la brise de bec entre les deux chefs pour intervenir.
– Vilinder, va chercher un guérisseur, s’il te plaît. Messieurs, je viens de penser à un compromis qui pourrait satisfaire tout le monde.
Les deux chefs pirates lui accordèrent leur attention, sceptiques, et Vilinder revint bientôt, accompagné d’un vieil homme à l’air serein.
– Dis-moi, guérisseur, nous appareillons demain. Parn est-il transportable ?
– Ô Lommé, non ! Il faudra des semaines pour qu’il se remette, et il doit dans un premier temps rester alité une bonne quinzaine de jours.
– Bien. Je vous remercie, fit-il en inclinant la tête. Se tournant vers Plaevoo et Valieri, il leur dit :
– Je propose que Parn prenne la place de Garolddé comme instructeur de votre … armée, pendant qu’il est en convalescence, et Garolddé peut ainsi nous rejoindre. Parn n’a pas besoin d’être debout pour donner des ordres, et il est capable de se débrouiller seul pour l’instant, vu le peu d’hommes que vous avez rassemblé pour votre armée. Il sera temps d’aviser quand les effectifs auront augmenté.
Les deux chefs tombèrent rapidement d’accord avec cette idée, et le plus soulagé fut sans conteste Parnos. Plaevoo s’en alla, puis Valieri, qui fit signe à Minos de le suivre. Ce dernier lui emboîta le pas, après avoir lancé à Parnos d’un ton menaçant :
– Tu ne perds rien pour attendre. On n’en pas fini avec cette histoire, toi et moi !

Pour Valieri et son équipage, le reste de la journée fut une longue course. Ils embarquèrent beaucoup de nourriture, ne sachant pas combien de temps leur voyage durerait. Par contre, comme toutes les armes étaient réquisitionnées pour l’armée, chacun d’eux n’eut le droit d’emporter que son arme de poing habituelle, ainsi qu’une dague. Minos abandonna donc à regret son épée courbe Aiger et garda son épée tyrlis : il avait adoré se battre avec une épée dans chaque main contre les Vilizel, et possédait suffisamment de technique pour en tirer tous les avantages. En revanche, chaque membre de l’équipage eut droit à une tunique en cuir épais.
Pendant les préparatifs, Valieri ne cessa d’aboyer des ordres. Vilinder s’occupa de l’approvisionnement en nourriture, aidé par Minos et quelques marins désœuvrés, curieux de faire la connaissance de ce nouveau venu au caractère bien trempé.
Garolddé revint à bord plus joyeux que jamais : il ne semblait vivre que pour rire et passait son temps à s’amuser de tout…et surtout de n’importe quoi, estimait Minos qui le trouvait donc bizarre pour cela. Il inspecta soigneusement l’état du navire avec Tertté, et ils procédèrent ensemble à quelques menues réparations, par précaution. Pour sa part, Tertté ruminait de sombres pensées : dès leur retour, il s’était attelé à une tâche qui le préoccupait depuis quelque temps, trouver une femme. Mais le petit pirate à tête de fouine, malgré des progrès qu’il estimait significatif, n’avait pas eu le temps d’arriver à ses fins, et son humeur s’en ressentait.
De son côté, Telmas était moins froid que d’habitude. Accompagné de sa femme, une Aiger à l’air aussi farouche que lui, et de leurs jumeaux, aussi blonds que leur père, qui allaient sur leurs dix ans, ils firent le tour de tous les navigateurs présents sur l’île de Drisaelia afin de mettre la main sur toutes les cartes maritimes des mers du sud. Ces cartes étaient le plus souvent sommaires et Telmas avait l’intention d’en élaborer une pendant le voyage. Il comptait s’appuyer sur celles qui existaient déjà, et corriger les défauts éventuels qu’elles contenaient peut-être.
Le seul que Minos ne vit pas pendant les préparatifs fut Carolas. Quand il s’en étonna auprès de Vilinder, celui-ci lui répondit d’un ton énigmatique qu’il était occupé, mais qu’il les rejoindrait pour le départ. Minos n’insista pas mais il était de plus en plus intrigué par cet étrange personnage, aussi nerveux que secret. Il parlait peu, même avec ses camarades, qui avaient l’air de trouver ce comportement normal. Seul Telmas ne rechignait pas à l’approcher et à lui parler, et perdait à ces moments-là son habituel air renfrogné à ces occasions. L’ancien voleur se promit d’essayer d’en apprendre plus sur Carolas pendant leur périple.

Comme prévu, ils partirent le lendemain, dès l’aurore, sous un ciel gris traversé par un vent mordant qui rappelait à tous que l’hiver n’était pas loin derrière eux, même s’ils avaient eu droit à un temps plus clément la veille.

Les manœuvres délicates pour éviter les écueils autour de Drisaelia furent menées lentement mais d’une main sûre par Telmas, sous l’œil admiratif et attentif de Minos. Ils profitèrent du vent favorable pour mettre cap plein sud où, d’après les cartes sommaires que Telmas avait récupérées, ils avaient le plus de chances de trouver des terres.
Les premiers jours ne furent guère exaltants. Ils ne trouvèrent que des îlots inintéressants, de dimensions trop réduites pour être colonisés et inexploitables, et Telmas passa son temps à pester contre les auteurs de ces cartes, des imbéciles incapables de noter le moindre relevé avec précision, affirmait-il en passant beaucoup de temps à griffonner des annotations sur les parchemins.
Dès le huitième jour, les cartes de Telmas étaient devenues complètement inutiles, aucune ne portant aussi loin au sud. Valieri et ses hommes se trouvaient en des lieux a priori inexplorés.
Une quinzaine de mornes journées plus tard, ils n’avaient croisé aucun autre navire et continuaient à s’enfoncer vers le sud. Les températures baissaient jour après jour, et le vent froid ne semblait jamais devoir les quitter. Ils eurent droit à quelques flocons de neige, et croisèrent même quelques blocs de glace dérivant sur les mers froides de l’hémisphère sud de Dilats, dans lequel ils navigaient.



Le capitaine se demandait si continuer ainsi en valait la peine : si la température glaciale qu’ils subissaient présentement était la norme, jamais les marins ne pourraient s’installer sous ces latitudes. Sur Drisaelia, ils vivaient en effet de pêche mais aussi d’élevage. C’était un endroit où il faisait bon vivre, idéal pour se reposer et retrouver une vie familiale entre deux expéditions. Ici, loin de tout, sous un climat inhospitalier, ils seraient contraints de lutter pied à pied pour survivre, chaque jour. Valieri n’avait aucune envie d’un tel destin, et il savait que les autres partageaient son opinion. Ils ne vivraient dans de telles conditions que contraints et forcés.
Au moins, se disait-il, nous disposerons désormais de cartes précises sur les mers du sud, et nous pourrons au besoin…
– Terre à tribord !
C’était la voix de Vilinder qui venait de retentir ainsi. Comme souvent, il avait escaladé le mât et s’était perché en haut, grelottant de froid, scrutant le triste horizon dans l’espoir d’y déceler n’importe quoi susceptible de les faire sortir de leur routine, qui devenait à la longue pesante et irritante.
Tout le monde fut aussitôt sur le qui-vive, traversé par un frisson d’excitation. Valieri soupira de soulagement : depuis trois jours, il avait été plusieurs fois à deux doigts d’ordonner de remettre le cap sur Drisaelia, tiraillé par des pensées contradictoires. Pourquoi continuer, puisqu’il ne semblait rien y avoir sur ces mers ?
Aller vers le sud avait pourtant semblé être une bonne idée, au départ : les flottes des divers royaumes ne pratiquant que le cabotage, les chances que les pirates soient découverts dans les mers du sud étaient infimes. Valieri hésitait à donner l’ordre de rentrer, au cas où une île correspondant à leurs besoins se trouvait non loin de là. Plongé dans l’incertitude, il avait décidé de continuer, coûte que coûte, avec l’espoir de trouver enfin un lieu un tant soit peu hospitalier. Il se refusait à rentrer sans avoir rien à apprendre à ses pairs. Hors de question pour lui de leur dire simplement : « Dans les mers du sud, il n’y rien que des petits îlots rocheux, du vent et du froid ». Cela allait-il enfin changer ?
Vilinder descendit lestement de son perchoir, tandis que l’équipage se lança dans les manœuvres les dirigeant vers la terre repérée. Elles furent exécutées en silence, chacun sachant ce qu’il avait à faire. Ils procédaient d’ailleurs avec une rapidité étonnant, due au fait qu’ils en avaient assez de ce voyage : les quinze derniers jours leur paraissait avoir été une éternité et le moral était (assez) bas, entre l’inaction, les vaines recherches et le froid mordant.
Telmas était comme d’habitude à la barre, avec Minos à ses côtés. Le reste de l’équipage scrutait attentivement les flots aux alentours, afin de se prémunir de toute mauvaise surprise : si jamais leur navire se fracassait sur des récifs, non seulement leur expédition aurait été un échec cuisant, mais ils y auraient en plus laissé la vie.
Valieri ordonna de longer les côtes de cette terre, à bonne distance, afin de repérer les lieux. Six heures plus tard, ils se retrouvèrent à leur point de départ, enthousiastes : non seulement ils avaient affaire à une île de belle taille, mais le peu qu’ils en avaient vu montrait la présence de plairies et de forêts, entourant une grande colline dont les flancs étaient couverts de végétation. Il n’avaient repéré aucune trace de fumé ni d’occupation quelconque. Tout le monde jubilait à bord, et Valieri donna l’ordre de se préparer à débarquer.
Telmas fit virer de bord au navire, car il avait repéré une anse naturelle peu de temps auparavant.
L’après-midi touchait à sa fin quand ils débarquèrent de la Flèche des mers. Ce fut Minos qui, durant le voyage, avait surnommé ainsi leur embarcation. Les autres en avaient été amusés, trouvant un peu étrange cette idée de donner un nom à un navire, mais comme il résumait parfaitement les performances du bateau, ils en étaient venus à l’adopter, timidement d’abord, fièrement au bout du compte. Ils avaient ensuite passé un agréable moment à imaginer des noms aux navires de leurs concurrents, noms tous plus ridicules et injurieux les uns que les autres, et Garolddé s’était taillé la part du lion dans cet exercice. Ils avaient fini par fêter l’heureuse trouvaille de Minos à grandes lampées de Remonte Tripes.
Sitôt à terre, ils tirèrent la Flèche sur le rivage, suffisamment pour ne pas la voir repartir sans eux avec la marée. Opération difficile, car elle nécessitait l’intégralité de leurs forces. Ils se pelotonnèrent autour d’un bon feu et prirent un solide repas, dans la nuit tombante. Telmas et Minos proposèrent de monter la garde pour la nuit à tour de rôle. Le taciturne Telmas prit le premier tour de garde.
Minos eut bien du mal à trouver le sommeil. Il ne parvint à dormir que par intermittence, et il se réveillait à chaque fois en sursaut, sans savoir d’où venait la sensation de malaise latent qui l’habitait . Finalement, ayant compris qu’il ne dormirait pas plus, il soupira, se leva et alla rejoindre Telmas, grande et sombre silhouette qui se tenait debout dix mètres plus loin, face à la luxuriante végétation de la forêt qui venait mourir au pied de la plage.
– La nuit est calme ? murmura Minos.
– Pas tant que cela, répliqua l’Aiger sur le même ton, d’une voix dure. Nous ne sommes pas seuls.
– Comment cela ? s’étonna Minos, remarquant à cet instant que la main de Telmas était crispée sur la garde de son épée, dépassant du fourreau.
– J’entends des bruits, et je vois des ombres qui se déplacent. Il y a quelque chose là-dedans, j’en suis sûr.
– Bah, sans doute des animaux.
– Je l’espère, mais je n’aime pas cela. Retournons auprès des autres, et gardons nos sens en éveil.
– Tu ne vas pas dormir ?
– Non. Mon instinct me souffle que nous sommes en danger.
– Et quel crédit accordes-tu à ton instinct, en règle générale ?
– Je ne l’ai jamais pris en défaut.
– Je vois. Et moi qui voyais ce voyage comme des vacances dans des lieux aussi paradisiaques qu’exotiques. J’espère juste que s’il y a réellement danger, il viendra d’animaux sauvages plutôt que d’humains : ils sont nettement moins retors.
C’est à ce moment là que retentit le grondement lointain d’un tambour. Un autre vint s’y joindre, puis un autre, et encore un… Ils en comptèrent une dizaine, qui semblait venir de partout et nulle part.
Arme au poing, les deux marins s’empressèrent de réveiller leurs congénères, même si la plupart avait déjà ouvert les yeux.
– L’île est habitée ? grogna Valieri, les yeux embués de fatigue. Hum, voilà qui pourrait bien déranger nos plans.
– Telmas, cette musique ne t’est pas familière ? s’enquit Carolas d’une voix étrange. Moi, elle me rappelle le pays.
L’interpellé fronça les sourcils et écouta plus attentivement.
– On dirait bien que tu as raison. Mais ce ne sont pas des rythmes du Brodenas.
– En effet. Cela m’évoque plutôt les forteresses du grand nord, dans le Raternas.
– De quoi vous parlez, tous les deux ? intervint Valieri d’un ton bourru, irrité par les mélodies lugubres.
– Le tambour est beaucoup utilisé dans nos pays Aiger, que ce soit le Raternas, le Barneas ou celui de Telmas et moi, le Brodenas, expliqua Carolas. Chaque clan et chaque tribu de ces pays jouent des airs qui leur sont propres, avec parfois des similitudes liées à des cousinages. D’après ce que j’entends, je pense que nous avons affaire à des Raternéens.
– Des Aiger du grand nord dans les mers du sud ? Je ne comprends pas.
– Moi, cela ne m’étonne guère, répliqua Carolas. Depuis l’époque d’Abras le Navigateur, nous autres Aiger sommes de grands marins. Et une partie de l’invasion des pays seitrans par nos ancêtres s’est faite par voie maritime. Peut-être que les gens d’ici descendent d’un équipage qui se serait perdu à l’époque ?
– Depuis presque huit cent ans ? s’étonna Minos. Ce serait assez incroyable ! Et comment auraient-ils eu des descendants ? Il y avait des femmes à leur bord lors des invasions ?
– Bien sûr, assura Telmas. C’était des guerres de conquête et de colonisation, ne l’oublie pas. Les femmes étaient donc présentes et se battaient elles aussi. Les enfants, le bétail et toutes les possessions étaient également du voyage, pour lequel aucun retour n’était envisagé.
– Vos ancêtres auraient peut-être du en prévoir un, dit perfidement Tertté, en bombant fièrement son torse de Seitran. Quand on voit comment ils ont fini !
– Il suffit, Tertté, intervint Valieri, en faisant un geste d’apaisement à l’attention de Telmas et Carolas, qui s’étaient crispés aux dernières paroles de Tertté. Ce n’est pas le moment de refaire l’histoire de Dilats. Tu nous a assez bassiné avec ton héros, Lommé l’esclave devenu le libérateur des Seitrans contre les méchants Aiger qui avaient envahi leurs terres. On ne risque pas d’oublier ces événements grâce à toi, avec ta manie de les ressasser à la moindre occasion.
– Euh, oui, excusez-moi, les gars, fit Tertté aux Aiger, d’un air contrit. Je ne pensais pas à mal.
– Jusqu’au jour où « les gars » ou d’autres Aigers fracasseront ton crâne épais et stupide, dit Garolddé en riant.
Telmas et Carolas eurent à peine le temps d’acquiescer d’un hochement de tête que Minos ramena tout le monde au présent.
– Cela ne nous dit pas ce que nous allons faire, à propos de ces tambours ?
– Nous tenir prêts à recevoir de la visite, reprit Carolas. Ils jouent des airs de rassemblement.
Tous remarquèrent alors un changement dans les rythmes des tambours, et Telmas l’expliqua :
– Là, la signification est encore plus claire. C’est un appel à la guerre.
– Tout le monde en tenue de combat ! ordonna Valieri.
– Par Opaldi, il est trop tard ! cria Vilinder en pointant un doigt tremblant vers la mer.
Tous virent que deux pirogues venaient d’aborder subrepticement, leur coupant le chemin de la mer. La dizaine d’hommes qui en descendirent étaient vêtus de gilets de laine, à la coupe depuis longtemps obsolète, et armés de longues épées courbes, indubitablement aigers. L’un d’eux porta un cor à ses lèvres et y souffla quelques notes claires.
– Rejoignez-nous, marmonna Carolas, traduisant machinalement les harmoniques en paroles.
Et de ce fait, d’autres silhouettes surgirent de l’épaisse forêt. Une dizaine de plus. Vêtus et armés comme ceux qui venaient de la mer.
Ces hommes avaient une allure étrange, surtout baignés comme ils l’étaient par la lumière lunaire qui perçait les nuages de temps à autre. Minos ne put s’empêcher de frissonner en les voyant : ils ressemblaient à des fantômes, étaient tous très grands et émaciés, squelettiques même. Minos mesurait quasiment six pieds, et ses compagnons les plus grands, les Aiger Telmas et Carolas, lui rendaient une demi-tête de plus. A vue d’œil, les nouveaux arrivants devaient frôler les sept pieds de haut.
Ils se déplaçaient avec lenteur, les yeux vides, et celui qui marchait en tête, probablement leur chef, avait des cheveux blancs très longs et s’appuyait sur un grand bâton. Il s’avança d’un pas de plus que les autres et prononça quelques paroles gutturales :
– Gushuk estar kad Gartelonn kerr Raieuc, eda shek itkar krann.
Trois des pirates tressaillirent en entendant ces mots : Minos, Telmas et Carolas. Pour les autres, ces paroles furent vides de sens.
Carolas se tourna vers ses camarades et leur dit :
– Je comprends leur langage, ce qui n’est pas votre cas. Il nous demande qui nous sommes et ce que nous faisons ici.
Face à la certitude de Carolas quand à leur incompréhension de la langue des immenses autochtones, Minos préféra s’abstenir de dévoiler la connaissance qu’il en avait. Ce qui le rendit surtout perplexe, c’est que la langue en question était la langue secrète utilisée par sa Maison, au temps de sa jeunesse, et connue seulement de ses membres. Lui et Parnos avaient continué à la pratiquer, s’en servant pour ne pas avoir à se soucier d’être espionnés dans les bas-fonds de Balkna.
– Il nous dit que lui et les siens servent Raieuc et Gartelonn, et veut savoir qui nous sommes, expliqua Carolas.
– Ça, c’est mauvais pour nous, indiqua Telmas à Valieri. Le Dieu Gartelonn est le gardien d’un des Dix-Huit Enfers Aiger, et il est associé à la perfidie, la cruauté, la trahison, bref, c’est le plus inhumain des Dieux de notre panthéon. Quant à Raieuc, c’est notre dieu tutélaire, le Roi-Dieu, comme vous le savez sûrement.
– Oui, c’est d’ailleurs le seul Dieu Aiger dont j’ai jamais entendu parler, reconnut Valieri. Carolas, dis-leur que nous sommes des explorateurs et que nous venons en paix.
Celui-ci traduisit fidèlement les paroles du capitaine, pour autant que Minos puisse en juger. A cette réponse, le vieux chef Aiger montra les dents, dans un sourire sans joie qui fit frissonner Vilinder.
Le vieil Aiger émacié se lança dans un long discours, que Carolas traduisit au fur et à mesure : « A mes yeux…vous n’êtes que des envahisseurs…et nous traitons les envahisseurs comme ils le méritent…vous allez tous mourir…et vos restes serviront… à nourrir mon clan pendant…quelques semaines…il y a trop longtemps…que nous n’avons pas goûté…à la meilleure viande qui soit…la chair humaine. »
A ces mots, Vilinder ne fut cette fois-ci pas le seul à frissonner. Plus d’un pirate crispa sa main sur son arme. Carolas lança à son tour une tirade, sans attendre d’instructions de Valieri, et rejoignit le reste de l’équipage quand il eut fini. Les pâles géants de l’île se mirent à entonner un chant aussi morne que lugubre dans leur langue étrange.
– Voilà qui va nous donner un peu de répit. Ce chant est destiné à s’attirer les faveurs de Gartelonn, et devrait les occuper une minute ou deux. Je lui ai dit que nous ne serons pas si faciles que ça à tuer, et que nous nous battrons au nom d’Enorsil.
– Et c’est qui, cet Enorsil ? s’enquit Valieri.
– Un autre des Dieux Aiger, personnification du courage.
– Ça me paraît pas mal, acquiesça Valieri. J’espère juste qu’ils ne sont pas trop forts. Nous ne sommes pas terribles à l’épée, Wintrop mis à part. Parn nous aurait été bien utile.
– Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer, assura Minos avec un aplomb qu’il était loin de ressentir, ne connaissant pas la valeur de leurs adversaires. Nous avons plusieurs avantages sur eux. Vilinder, Tertté et Valieri, vous êtes les plus petits d’entre nous, donc profitez-en pour leur taillader voire couper les jambes, ils ne s’y attendront pas ! Les autres, soyez prudents ! Selon vos adversaires, jouez sur votre rapidité ou votre force. Ces imbéciles ne portent pas d’armures ou de protections, contrairement à nous avec nos tuniques de cuir, et cela aussi devrait faire pencher la balance en notre faveur. Regroupons-nous ensemble contre la coque de la Flèche. S’ils veulent nous contourner, ils devront monter dans le navire, d’où ils n’auront pas une grande liberté de mouvement. Des questions ?
– Oui, j’en ai une, rétorqua Valieri. Depuis quand on t’a nommé chef ?
– Heu…oui, bien sûr. Excusez-moi, capitaine ! Quels sont vos ordres ?
– C’est Minos le spécialiste du combat, alors faites comme il a dit, approuva Valieri. On reste ensemble ou on se divise en deux ou trois groupes ?
– Il vaut mieux rester ensemble. Il nous sera ainsi plus facile de nous entraider en cas de besoin.
– Bon, on fait comme ça, décida Valieri d’une voix qu’il aurait voulu plus assurée.
– Que Lommé nous vienne en aide, ajouta Tertté sur le même ton, approuvé d’un hochement de tête par Garolddé, dont l’habituel sourire avait disparu pour laisser place à une expression grave qui ne lui était guère coutumière.
– Et qu’Enorsil nous guide vers la victoire, conclut Carolas.
Le chant des autochtones prit fin quelques secondes plus tard. Minos nota avec satisfaction que ceux qui étaient arrivés par la mer rejoignirent leurs camarades : visiblement, ils allaient attaquer tous ensemble, éliminant pour les pirates le risque d’être pris en tenaille. Ces types ne semblaient pas bien malins.
Ils se déployèrent en avançant lentement, l’épée en avant. Dans leurs yeux jusque-là vides se lisait une étincelle nouvelle, de plaisir et d’excitation. Fidèle à ses habitudes, Minos décida de frapper un grand coup d’entrée de jeu, et pria pour qu’il soit moins ridicule que la dernière fois, quand il avait sauté le premier dans le navire vilizel et s’était aussitôt retrouvé à terre après avoir pris un grand coup de bouclier dans la figure. Et cette fois-ci, Parnos ne serait pas là pour lui sauver la mise. A cet instant, il se rendit compte que son vieil ami lui manquait beaucoup. Chassant ces pensées, il choisit sa cible, le plus avancé des Aiger, et il bondit en avant, telle une panthère.
Son adversaire n’était pas précisément rapide, mais tout de même assez pour l’accueillir d’un coup d’épée. Minos croisa ses deux lames pour parer l’attaque, préférant par sécurité opposer la force de ses deux bras, au cas où l’autre aurait été d’une vigueur hors du commun. Il résista au choc puis bondit en arrière, satisfait : cette brève escarmouche suffit à lui apprendre que l’immense Aiger était en effet plus fort que lui, mais la différence entre eux ne lui parut pas être si grande.
Il s’avança de nouveau et, tout en déviant l’attaque de son adversaire à l’aide de son épée tyrlis, il le poignarda au cœur avec sa dague. L’Aiger baissa les yeux vers sa poitrine, d’où un sang noirâtre s’écoulait, et il s’écroula lourdement à terre, sans un mot.
Minos bondit en arrière pour retrouver ses amis avant que le gros de la troupe adverse soit sur eux, et il cria à l’intention des pirates :
– Celui-là n’était pas beaucoup plus fort que moi physiquement. Si les autres sont pareils, misez sur la vitesse pour les vaincre.
Sans attendre de réponse, il se précipita à nouveau en avant, vers deux adversaires, tandis qu’autour, des duels s’amorçaient. Une feinte de corps suffit à Minos pour éviter la double attaque qui le visait et, se retrouvant entre les deux géants, il asséna à chacun un grand coup simultané. Le sang jaillit mais, comme avec son premier adversaire, aucune plainte ne s’échappa des lèvres des guerriers quand ils s’abattirent face contre terre.
Minos décida alors de laisser ses camarades se débrouiller ensemble, et il entreprit de se frayer un chemin parmi ses adversaires afin de les prendre à revers. Ils semblaient décidément très lents à comprendre et paraissaient indécis quand à savoir s’ils devaient s’occuper du groupe de pirates ou de ce moustique isolé qui faisait des ravages dans leurs rangs, avec ses deux lames qui tournoyaient en tous sens à une vitesse telle qu’elles ne furent bientôt plus que des taches floues, tranchant et tailladant sauvagement tout ce qui passait à leur portée.
Profitant d’un instant de répit, et alors qu’il avait déjà abattu trois ennemis, Minos jaugea la situation du regard. Il vit Tertté à terre, les mains crispées sur sa jambe couverte de sang et une grimace de douleur sur le visage. Carolas s’était interposé pour le protéger. Non loin de là, Valieri et Vilinder s’évertuaient à repousser maladroitement les assauts furieux du vieux chef aiger, qui paraissait plus fort, plus rapide et plus dégourdi que ses hommes, dont tant étaient tombés que les pirates étaient désormais en supériorité numérique, au grand soulagement de Minos, qui avait craint le pire face à ces vingt Aiger.
Il se rua au secours de Valieri et de son neveu, estimant qu’ils étaient en plus grand danger que les autres. Sans le moindre état d’âme, il chercha à embrocher le chef ennemi par derrière, mais celui-ci fit volte-face au dernier moment et écarta la l’épée de Minos d’un geste presque nonchalant, mais qui cachait une force hors du commun. Sous le choc, une violente douleur se répercuta dans le bras de Minos, à tel point qu’il en lâcha son épée.
Ne lui restait que sa dague, qu’il agrippa fermement en se morigénant pour son imprudence : déjà que l’allonge de ces Aiger était supérieure, avec leurs bras aussi anormalement longs que le reste de leurs personnes… Les deux hommes se tournèrent autour, chacun semblant chercher une faille chez l’autre. Minos lut dans les yeux de l’Aiger la promesse de sa mort prochaine, et même s’il était sûr de ses talents, le pirate resta prudent. Il ne connaissait pas encore la véritable force de l’Aiger, et n’avait qu’une simple dague pour se défendre. Contrairement à ses guerriers, le chef paraissait bien vivant et éveillé, et la parade qu’il avait opposé à Minos démontrait autant de force que de vivacité.
Minos porta toute une série de petits coups rapides, dont aucun ne fit mouche : il était en effet obligé de bondir vers son adversaire pour se retrouver à sa portée et, une fois son coup porté, devait vite reculer pour se mettre hors de portée de la lame courbe du vieux chef. L’autre contre-attaqua férocement, et Minos eut toute la peine du monde à parer ses assauts furieux. Il ne put que rester sur la défensive, reculant pas à pas. Une rapide vision du duel contre Gal Owyn lui vint à l’esprit, et il choisit son moment pour utiliser la technique qui lui avait si bien servie ce jour-là. Il esquiva l’attaque suivante en effectuant un roulé-boulé vers l’avant, et tenta de poignarder l’Aiger dans la foulée.
Mais la lame du vieux guerrier bondit à la rencontre de celle de Minos, dans un mouvement si vif qu’elle semblait être animée d’une volonté propre. Cette parade prit Minos par surprise, à un point tel qu’il ne parvint pas à réagir suffisamment vite quand l’autre, sans répit, attaqua à nouveau et transperça le biceps de Minos. Ce dernier grogna et se laissa aussitôt tomber à terre, pour désengagner la lame de son bras. Avant que l’Aiger ne puisse porter le coup de grâce, Minos prit instinctivement une poignée de sable dans sa main libre, se redressa légèrement et la lança à la figure du chef ennemi, en priant les dieux qu’il n’avait jamais vénéré qu’il atteigne son but, l’Aiger étant d’une taille impressionnante et lui-même à terre. Sa manœuvre réussit.
Le vieux chef hurla de douleur et, sans plus se préoccuper de Minos, lâcha son arme pour porter ses mains à son visage. Minos se redressa lentement, plus prudent que jamais, et s’empara de l’épée du chef. Tandis que l’autre gémissait à cause du feu qui lui brûlait les yeux, Minos s’avança vers lui et, empoignant la lame à deux mains, le décapita d’un seul coup.
Il s’appuya ensuite sur l’épée, haletant et épuisé, avant de se souvenir qu’il n’était pas seul. Il se prépara à terminer la bataille auprès de ses camarades, mais il s’aperçut aussitôt que tous leurs adversaires étaient morts. Il s’assit lourdement à terre, vidé de toutes ses forces, avant de prendre sur lui et de se relever pour s’enquérir de la santé des autres membres de l’équipage.
Tertté avait reçu un coup d’épée sur la jambe gauche, non loin du genou, ce qui risquait de le laisser estropié. Mais c’était leur capitaine, Valieri, qui était le plus mal en point. Le vieux chef Aiger avait réussi à lui couper la main pendant leur duel. Carolas ranima le feu et maintint au-dessus la lame d’une épée, dans le but de cautériser la blessure.
Dans les premières lueurs de l’aube, Valieri subit la morsure du fer brûlant sur son moignon, après avoir été reçu une dose généreuse de Remonte Tripes. Il poussa un hurlement terrible avant de s’évanouir. Nul n’ayant envie de s’attarder dans cette île maudite, les membres de l’équipage s’empressèrent alors de remettre la Flèche des Mers à l’eau, et ils embarquèrent après avoir pris soin de dépouiller les cadavres adverses de leurs armes, les longues épées courbes aiger, ainsi que quelques dagues, courbes elles aussi, dont aucun n’avait fait usage. Ce stock pourrait sûrement servir à l’armée des pirates.
Une quinzaine de jours leur avait suffit pour atteindre cette île maudite, mais des vents contraires les forcèrent à batailler, et ce ne fut qu’au bout de trois interminables semaines qu’ils parvinrent enfin à rallier Drisaelia.
Pendant le voyage, ils ne croisèrent aucune voile, et Tertté commença à se remettre lentement de sa blessure. L’état de Valieri était au contraire beaucoup plus préoccupant : une forte fièvre l’obligeait à rester alité. Il n’ouvrit pas les yeux une seule fois, alternant des périodes de sommeil agité et des moments de cauchemars.
Quand ils furent enfin en vue de Drisaelia, Valieri était très affaibli et émacié, rongé par la fièvre, et lui et Tertté furent pris en charge par les guérisseurs de Drisaelia.