Chapitre 5 : le passage de relais

Epuisé nerveusement et harassé de fatigue, l’équipage se sépara, après s’être promis de se retrouver au chevet de Valieri le soir même. Le jour se levait à peine et tous n’avaient qu’une seule envie : dormir.
Minos emboîta le pas de Telmas, et entreprit de le sonder sur le mystérieux langage employé par les étranges Aigers qu’ils avaient affrontés. Telmas fut encore moins loquace qu’à l’accoutumée : il admit pouvoir reconnaître le langage en question quand il l’entendait, mais affirma qu’il ne le comprenait pas. Minos insistant, il finit par lâcher avec réticence que cette langue était secrète et que seuls quelques Aiger la maîtrisaient, sans préciser lesquels et pourquoi. Minos comprit qu’il n’en apprendrait pas plus, et quand Telmas lui demanda pourquoi il voulait en savoir plus à ce sujet, l’ancien voleur biaisa. Il prétendit simplement que ce langage lui avait semblé vaguement familier, sans qu’il puisse préciser quand il croyait l’avoir déjà entendu.
Alors qu’ils traversaient le port de Drisaelia, ils entendirent des cris et des tintements d’armes qui s’entrechoquaient. Une bataille, ici, sur Drisaelia ? Pourtant, dans les rues qu’ils traversaient, tous les habitants qu’ils croisaient vaquaient à leurs occupations comme si de rien n’était, certains les saluant amicalement au passage, comme à l’accoutumée.
Inquiets, ils pressèrent le pas et, guidés par les bruits, débouchèrent sur la place où Minos avait vu s’entraîner la pitoyable petite troupe de Garolddé avant leur départ. Ce qu’ils virent les fit s’arrêter net, les yeux écarquillés sous le coup de la surprise. La majorité des baraques en bois qui entouraient la place avait disparu. Malgré ce gain de place non négligeable, la place était noire de monde : les deux marins virent des dizaines et des dizaines de soldats, certains s’entraînant à l’épée, droite ou courbe, d’autres au combat à mains nues, d’autres encore crapahutant dans une sorte de circuit comportant des murs et des filets à escalader, des troncs d’arbres évidés dans lesquels il fallait ramper, des feux par-dessus lesquels ils devaient sauter. D’autres hommes couraient tout autour de la place en chantant, et d’autres tiraient à l’arc sur des pantins accrochés à une longue potence.
Revenant de sa surprise, Minos se planta face à l’un des archers et lui demanda :
– Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? D’où viennent tous ces hommes ?
– D’où est-ce que vous sortez, les gars ? C’est l’armée de Drisaelia. Plaevoo, Jagtroll et tous les autres chefs pirates ont mis le maximum d’hommes à disposition du général, et la formation des troupes se passe à merveille.
– Le général ? Quel général ?
– Le général Parn, bien sûr ! répondit le soldat, étonné. Il est formidable, et il n’a pas son pareil pour diriger et motiver des troupes. Il nous a certifié que nous serons bientôt opérationnels, que nous formons une élite telle que nous écraserons à coup sûr n’importe quelle troupe ou armée qui aura la folie de vouloir en découdre avec nous.
– On savait que Parn était un vaillant combattant, mais j’ignorais qu’il était également un meneur d’hommes, fit Telmas avec un soupçon d’admiration dans la voix qui irrita Minos.
– Mouais, je demande à voir. Allons voir cet imbécile, cracha Minos d’un ton agressif.
Ils se dirigèrent vers l’autre bout de la place, où une vaste tente vert foncé se dressait. Un grand pan en était ouvert, gardé par deux soldats armés à l’air revêche. Des gens y entraient et en sortaient, certains en courant, des parchemins à la main, d’autres marchant d’un pas gonflé d’importance. Ces derniers avaient tous des foulards dans les cheveux, de différentes couleurs : bleus, rouges et verts.
Quand ils arrivèrent devant la tente, les deux gardes à l’entrée s’animèrent. L’un ne payait pas de mine, mais l’autre était un véritable géant, à la musculature très impressionnante, au teint cuivré et au crâne rasé. Sa taille devait avoisiner celle des Aiger étranges qu’ils avaient rencontrés sur l’île au sud, mais le garde était bien plus large d’épaules qu’eux, avec des biceps aussi gros que la tête de Minos. En total contraste avec son physique, l’expression de son visage et de ses yeux était douce, voire même placide. Il s’interposa devant l’entrée et leur demanda d’une voix monocorde :
– Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ?
– Parn est là-dedans ? répliqua Minos, qui sentait la moutarde lui monter au nez. Pour qui se prenait ce vieil imbécile de Parnos, bon sang ? Pour le généralissime Parn, maître de guerre et héros des mers ? – Oui, répondit calmement le géant. Qui dois-je annoncer ?
– Annoncer ? ANNONCER ? Tu te prends pour qui, gros tas de viande ? Il faut se faire annoncer pour recevoir une audience de son excellence le grand général ? Je voudrais bien voir ça, tiens ! Dégage de mon chemin ou je te détruis, gros machin !
Telmas avait blêmi au fur et à mesure qu’il avait entendu le discours enflammé de Wintrop, qui semblait être devenu fou. Il ne ressemblait à rien à côté du géant, et voilà qu’il l’insultait et lui autour tel un moustique ! Il ne se rendait donc pas compte que l’autre pouvait le massacrer d’une simple claque ?
Le géant, impassible face à la fureur de Minos, se contenta de rester devant l’entrée, visiblement décidé à ne rien faire tant que Minos n’avancerait pas. Ce dernier jura et défit son ceinturon, auquel pendait son épée. Il le confia à Telmas et marcha vers le géant, qui cilla en voyant ce jeune adulte fou furieux l’approcher désarmé, comme s’il ne doutait pas une seconde de pouvoir passer.
Le tumulte provoqué par Minos avait attiré plus d’un regard, et un attroupement s’était peu à peu formé devant la tente : les soldats comme les officiers étaient curieux de voir ce qui allait se passer. Il ne se passa en fin de compte rien du tout : tous virent le général Parn sortir de la tente aussi vite que sa blessure, en voie de guérison mais encore handicapante, le lui permettait, et il s’interposa entre les deux hommes avant de crier à Minos :
– Calmez-vous, par pitié, jeune maître ! Ne m’abîmez pas Kraeg, j’ai besoin de lui ici.
Ce dernier, comme tous les soldats présents qui avaient entendu ces paroles, furent ébahis : leur général ne semblait pas douter une seconde que Wintrop soit capable de mater Kraeg comme il le voulait, et à mains nues qui plus est !
Minos attrapa Parnos par le col et l’entraîna dans la tente en disant :
– Viens par-là, toi, j’ai deux mots à te dire. Et toi, le grand guignol, ferme le rideau et casse les reins de la première de ces fillettes qui aurait des velléités d’écouter en douce, ajouta-t-il à l’attention de Kraeg en lui montrant les soldats, plus intéressés par la scène que par leurs exercices.
Le géant opina du chef et malgré l’intense curiosité qui agitait les soldats, pas un n’osa s’approcher plus que de raison de la tente.

– Bon sang, Minos, vous êtes devenu fou ? Kraeg vous aurait mis en pièces si je n’étais pas intervenu ! Qu’est-ce qui vous a pris ?
– Parnos, je ne te reconnais plus. Il y a deux mois, tu commençais à prendre des décisions tout seul pour nous deux, et te voilà maintenant général d’une armée d’imbéciles qui ont les yeux éperdus d’admiration quand ils parlent de toi ! Et le pire dans tout ça, c’est qu’il faudrait que je demande l’autorisation pour te voir ! Pour qui est-ce que tu te prends ?
– Mais, jeune maître, je nous ai fait marquer des points. Les soldats de Drisaelia sont réellement bons, et je profite de la moindre occasion pour vous couvrir d’éloges. Ils ne vous connaissent pas et pourtant, ils éprouvent déjà une grande admiration pour vous. Et la petite phrase que j’ai lancé en intervenant tout à l’heure, qui sous-entendait que vous êtes capable de faire ce que vous voulez de Kraeg à mains nues, va encore ajouter à votre légende !
– Par Arsanné le Maudit, arrête de dire de telles âneries ! Tu ne comprends pas que je me fiche de toute cette soi-disant gloire ? Tu m’as bien regardé ? Tu trouves vraiment que j’ai une tête de légende ? Et bien moi pas, et je n’ai aucune envie d’en devenir une. Je veux juste mener ma petite vie de pirate, tranquillement, jusqu’à ce qu’elle me lasse et qu’on passe à autre chose. Car n’oublie pas une chose, Parnos, je n’ai qu’à dire « on s’en va » pour qu’on s’en aille. Et au vu de ce que tu deviens et de tous les bobards que tu as l’air de raconter sur moi, j’ai bien l’impression que le moment de décamper ne va pas tarder.
– Mais, Minos, on ne peut quand même pas les abandonner ! Ces gens comptent sur nous !
– La belle affaire ! Le seul en qui je me fis entièrement, c’est moi et moi seul, et encore ! Jusqu’à il y a peu, j’avais confiance dans une autre personne, mais j’ai bien l’impression qu’elle et moi sommes en train de suivre des chemins différents aujourd’hui !
– Mais enfin, jeune maître, vous savez bien que je suis votre fidèle serviteur, et que je le serai jusqu’à ma mort !
– Je l’espère, Parnos, je l’espère. Même si j’ai des doutes depuis quelque temps.

Le long silence qui s’installa alors entre eux permit aux bruits assourdis de l’entraînement des soldats de se faire entendre, avant que Parnos ne reprenne timidement la parole :
– J’ai récupéré quelques amphores de vin, vous voulez y goûter ?
Minos grogna quelque chose d’indistinct que Parnos choisit d’interpréter comme un assentiment. Après avoir vidé quelques gobelets de bois, Minos raconta le périple que l’équipage et lui avaient vécu dans les mers du sud. A son tour, Parnos lui narra sur un ton presque d’excuse comment il avait organisé et formé l’armée en un temps record, s’appuyant sur les plus doués de ses premiers hommes pour former les nouveaux arrivants, dont le nombre s’accroissait tous les jours. Les chefs pirates avaient vraiment fait appel à toutes les ressources humaines dont ils disposaient car ils redoutaient plus que tout de perdre leur suprématie navale. Or, depuis qu’ils avaient croisé le navire Vilizel, les escarmouches s’étaient multipliées sur la mer et tendaient à évoluer vers de véritables batailles rangées, et la priorité des pirates était de pouvoir se défendre, le plus vite possible. Parnos redoutait le moment où le nombre de pirates à former aux arts de la guerre baisserait : pour l’heure, le nombre de combattants était à la hausse, malgré les pertes du mois écoulé, mais il savait que cela ne durerait pas éternellement.
L’atmosphère entre les deux compagnons se réchauffa encore, au fur et à mesure que le niveau de vin contenu dans l’amphore baissait. Minos évoqua la question du langage Aiger, demandant à Parnos ce qu’il en était réellement à ce sujet, et quelle était son origine. La réponse fut aussi ferme qu’inflexible.
– Vous n’avez pas besoin de le savoir, Minos. Tout au plus vous dirais-je que la mère de Kardanos, votre défunt père, était une Aiger, et que c’est par elle qu’il a eu connaissance de cette langue.
– Je me souviens que mon père utilisait ce langage quand il discutait avec le comte Tarlas. Jamais en public, mais parfois en ma présence.
– Oui, Tarlas en était aussi.
– Il était aussi quoi ?
– Minos, ce secret est un secret de famille. Or, vous l’avez reniée, ainsi que les responsabilités qui en découlent. Donc, tant que vous ne serez pas décidé à revendiquer vos droits, je ne vous en dirais pas plus à ce sujet. Ce sujet et bien d’autres ne regardent pas l’ancien voleur connu sous le sobriquet du « Rat », et encore moins le pirate nommé « Wintrop ». Il ne concerne que Minos Kardanos Ertos, or cet être a cessé d’exister il y a bientôt dix ans. Quand il reviendra – si jamais il revient – il en apprendra énormément sur sa famille, par mon intermédiaire, car je suis détenteur de maints secrets la concernant.
– Et si tu meurs avant moi ? observa Minos.
– Ce n’est pas un souci, vu que vous vous moquez de votre héritage.
– Allons, Parnos, bien que je ne le revendique pas, je n’en reste pas moins le fils de mon père. Tu es mon serviteur et je t’ordonne de m’affranchir à ce sujet.
– Hors de question, et il est inutile d’insister. En reniant vos titres, vous vous êtes fermé du même coup à certaines connaissances auxquelles vous devriez avoir accès. Je vous le répète, et vous n’en saurez pas plus, les informations que je possède sur la Maison Ertos ne seront divulguées qu’au titulaire du titre. Et vous ne voulez pas l’être.
– Mais comment se fait-il que toi, justement, tu connaisses cette langue alors que tu n’es qu’un serviteur ?
– Cela fait partie des choses que je refuse de dévoiler au pirate Wintrop, jeune maître.
Sentant clairement que Parnos ne changerait pas d’avis, Minos n’insista pas, étonné tout de même de sa réticence et à sa ferme intention de ne pas trahir ses engagements et ses principes. A vrai dire, Minos avait toujours cru que Parnos n’avait aucun principe ; cette facette de sa personnalité, qu’il découvrait, n’en était que plus déconcertante.

Ils en vinrent à évoquer des sujets beaucoup moins sensibles et retrouvèrent vite leur ancienne complicité. En fin de compte, l’après-midi touchant à sa fin et leur amphore étant vide, ils allèrent manger un morceau avec les hommes de Parnos, dont une bonne partie faisait bombance, assis par terre, par petits groupes. L’ambiance était très détendue, des rires fusaient et des gibiers rôtissaient sur des broches surmontant des feux de camp.
Ils furent accueillis avec beaucoup de respect par le groupe avec lequel ils dînèrent. Parnos parla peu, mais toujours d’un ton ferme et définitif. Ses hommes étaient aussi intimidés par leur général que par ce Minos au visage fermé, mais ce dernier mesura avec surprise que Parnos était entouré d’un authentique respect. Peut-être était-il vraiment un meneur d’hommes ?
Pendant le dîner, un adolescent d’une douzaine d’années vint porter un message au « général Parn, avec les compliments du seigneur Plaevoo ». Ce dernier lui annonçait l’arrivée de nouvelles recrues pour le lendemain. Le messager retint l’attention de Minos, car il avait l’impression connaître ce regard aux yeux bleus perçants et ses cheveux blonds ondulés. Il eut soudain une illumination : c’était l’esclave de Maarus Tecad, celui-là même qui les avait surpris la nuit de leur dernier cambriolage !
Quand il revint de sa surprise, il tourna la tête vers Parnos, qui le regardait avec amusement. Lui aussi savait qui était l’adolescent. Mais son attitude laissait clairement entendre que l’ancien esclave ne pourrait jamais les reconnaître, car ils avaient radicalement changé leur apparence.
Minos devait apprendre plus tard que l’adolescent se nommait Saug, et qu’il avait fui Balkna le même jour que Minos et Parnos. Les ennemis de son maître avaient attaqué dès qu’ils avaient su que son âme damnée, Gal Owyn, qu’ils redoutaient particulièrement, était mort. Saug avait profité de la confusion pour disparaître, et avait rencontré un groupe de marins qui avaient accepté de l’emmener avec eux : à part en fondant une famille, une autre méthode des pirates pour augmenter leurs effectifs était en effet de récupérer des mécontents et autres désespérés.
Vint l’heure pour les deux amis de rejoindre leurs camarades au chevet de leur capitaine. Parnos confia la suite de l’entraînement des troupes au géant Kraeg, qui fixait Minos d’un œil curieux, comme s’il essayait de deviner ce dont il était capable.

Quand Minos et Parnos arrivèrent à l’infirmerie, ils retrouvèrent le reste de l’équipage à l’entrée. Les guérisseurs leur avaient interdit d’entrer jusqu’à nouvel ordre, et ils attendaient depuis lors en rongeant leur frein. Seul Vilinder manquait à l’appel. Finalement, ce dernier sortit de l’infirmerie, les yeux rouges d’avoir versé trop de larmes. Il leur annonça la nouvelle d’une voix tremblante qui se brisa sur la fin.
– Il ne passera pas la nuit, les guérisseurs sont formels là-dessus.
Tous accusèrent le coup. Valieri était leur capitaine, leur meneur, et des années à le fréquenter avaient tissé de profonds liens d’amitié entre lui et les anciens de l’équipage. Même Minos et Parnos furent secoués par la nouvelle. Qu’allait-il advenir du groupe qu’ils formaient ? Ni l’un ni l’autre ne connaissait les us et coutumes des marins suffisamment bien pour le savoir. Un guérisseur vint à son tour à leur rencontre, et leur annonça que Valieri voulait les voir tous.

Valieri était assis sur son lit, confortablement installé dans des coussins moelleux. Les guérisseurs avaient constaté une infection virulente au niveau de son moignon, et lui avaient amputé le bras peu de temps après leur arrivée, le matin même, espérant que cela le sauverait. Mais cette mesure intervenait trop tard et Valieri était trop faible : les guérisseurs comme leur patient, enfin sorti de l’inconscience, avait compris que rien ne pourrait le sauver, et que ses heures étaient désormais comptées.
Son visage, si hâlé en tant normal, était blême, presque verdâtre, et il transpirait à grosses gouttes, respirait péniblement en grimaçant de douleur. Son visage s’éclaircit à la vue de ses hommes, et il les gratifia de son plus beau sourire, celui de l’homme goguenard, sûr de sa force, de son importance et de sa puissance, qu’il avait été pendant tant d’années. Les autres le lui rendirent, sans enthousiasme.
Une jeune et jolie brunette aux formes épanouies, âgée de quinze ans au maximum, était assise à son chevet et épongeait son front avec douceur. Le sourire du capitaine disparut, laissant place à un masque de souffrance. Vilinder était assis de l’autre côté du lit, pâle et silencieux.
– Mes amis, c’est la fin pour moi, commença Valieri d’un ton sec, avant de se radoucir. Puissent Opaldi et ses chevaliers des mers m’accueillir dans leur divin royaume, car je doute que le grand Slipinzer et ses cavaliers des steppes, dieux de mon peuple, soient disposés à ce que je les rejoigne. Je ne leur ai jamais fait honneur car il y a plus d’eau salée qui coule dans mes veines que de sang.
Je suis fier d’avoir arpenté mers et terres à vos côtés, tous autant que vous êtes.
Telmas, tu as toujours fait honneur à ton rôle de protecteur de clan, que ce soit celui de ton sang ou celui de ton équipage. Tu es le guide qui ouvre la route, ta sévérité et ta réserve cachent un véritable cœur Aiger, empli d’honneur et de dévotion envers les tiens.
Carolas, Carolas, mon garçon. Tu sais ce que tu as à faire en ce monde, et pourtant…tant que tu ne te débarrasseras pas de ta peur, tu ne pourras pas embrasser ton destin. J’ai de la compassion pour toi, mais aussi un peu de mépris, je te l’avoue : c’est bien beau d’avoir peur de mal agir, mais il est encore pire de ne rien faire. Il faudra bien qu’un jour tu cesses d’hésiter, même si les charges qui pèsent sur toi sont très lourdes à porter, et que tu n’as pas encore trouvé le moyen d’y faire face. Abandonne-toi un peu plus à la fougue de tes ancêtres. Ne gâche pas ta vie à te morfondre et à douter de toi.
Garolddé, tu es solide comme un roc. Tu ris de toutes les difficultés, et ton naturel enjoué est un atout très précieux pour un équipage, vu tout ce qu’il apporte à son moral. Ne perds pas ce don précieux.
Tertté, mon plus vieux compagnon. Je suis toujours étonné de constater que notre amitié ait résisté, après toutes ces années et toutes ces épreuves vécues ensemble, depuis notre plus jeune âge. Tu es un ami, un vrai, comme tout être rêve d’en avoir un. Merci pour tout, vieille branche. Merci pour tout.
Wintrop et Parn. Il y a peu de temps que nous nous connaissons, et pourtant il ne vous en a pas fallu beaucoup pour vous distinguer et attirer le respect de tous. Et oui, Parn, je suis déjà au courant des prodiges que tu as accompli à la tête de l’armée de Drisaelia : ton nom est sur beaucoup de lèvres. Lors des premiers jours passés ensemble, j’ai regretté de vous avoir pris avec moi, tellement vous ne paraissiez pas à votre place parmi nous. Au bout du compte, aujourd’hui, je suis fier de vous. Fier de toi, vaillant Parn. A mon avis, jamais tu ne seras un marin, même médiocre, mais tu as su démontrer avec brio que tu avais des talents à mettre à notre service. Tu es un combattant courageux et tu n’as pas hésité à risquer ta vie pour sauver tes camarades. Tu fais partie de l’équipage au même titre que n’importe qui d’autre.
Wintrop. Tout comme Parn, au premier abord, tu ne sembles pas avoir grand chose de spécial. Et pourtant ! Tu es redoutable car il y a une espèce de rage en toi, que tu sais exploiter à bon escient car tu es capable de la canaliser, et tu m’as paru être un excellent tacticien sur l’île des Aiger. De plus, il ne t’a pas fallu longtemps pour montrer ton intérêt pour le monde de la mer, et ta capacité d’adaptation est précieuse dans cette période dangereuse qui commence pour les pirates. Prends tout de même garde au long terme, mon garçon. Ton caractère trop bouillant pourrait te jouer des tours.
A vrai dire, tu m’as tellement impressionné, mon garçon, que je souhaite que tu me remplaces à la tête de l’équipage. Je crois en ton potentiel, et je trouverais dommage de nommer un des anciens à la tête de la bande, car cela risquerait de déséquilibrer l’harmonie de l’équipage.
Mais évidemment, ce n’est pas à moi de prendre cette décision, mais à l’ensemble de l’équipage. Je donne juste mon avis, mon dernier conseil.
Oui, le dernier.

Valieri se tut et les fixa tous longuement, les uns après les autres. Puis son œil se durcit :
– Laissez-moi, maintenant. Je veux mourir seul.
Après une longue hésitation, l’équipage quitta la pièce lentement et en silence, à l’exception d’Idabola et de Vilinder, nièce et neveu de Valieri, qui restèrent à son chevet. Il ne les en chassa pas.
Les autres sortirent mais ne purent se résoudre à s’en éloigner. Au milieu de la nuit, Vilinder et Idabola les rejoignirent, le premier soutenant la seconde qui pleurait. Ils restèrent tous là, silencieux et comme perdus, maintenant que leur chef avait disparu.
Peu avant l’aube, Tertté mit les pieds dans le plat sans préambule :
– Nos options sont très simples : soit nous restons ensemble et élisons un nouveau chef, soit nous nous séparons, et chacun intègre un équipage déjà existant. Pour ma part, et je suis d’accord avec Valieri, il serait dommage que nous cassions l’équipe que nous formons. Nous nous connaissons tous et avons confiance les uns dans les autres.
Tous hochèrent vigoureusement la tête.
– Votons à main levée : qui est d’accord pour que nous continuions tous ensemble ?
Toutes les mains se levèrent spontanément, à l’exception de celles de Minos et Parnos. Minos la leva à peine deux secondes après les autres et Parnos, qui le surveillait du coin de l’œil, l’imita aussitôt.
– Reste maintenant la question la plus importante, continua Tertté. Qui allons-nous choisir comme chef ? Pour ma part, le poste ne m’intéresse pas, je n’ai pas honte de dire que j’estime ne pas avoir les capacités nécessaires. En plus, ma blessure me laissera désormais boiteux, les guérisseurs me l’ont dit.
– Valieri m’a qualifié de guide du groupe, et j’ai l’intention de le rester. Je me sens à ma place comme navigateur et ne veux pas d’un rôle plus important, dit Telmas.
– Je serai peut-être capable d’assumer une telle responsabilité un jour, mais sûrement pas aujourd’hui, ajouta Carolas.
– Je ne prends pas la vie assez au sérieux pour faire un bon chef, assura Garolddé.
– La mer a beau n’avoir aucun secret pour moi, je ne me sens pas de taille à reprendre le rôle de mon oncle, surtout si nous en venons à faire la guerre, fit Vilinder.
Tous les yeux se tournèrent vers Minos et Parnos. Ce dernier dit :
– Ne comptez évidemment pas sur moi. Je suis le marin le plus nul qu’est jamais connu Dilats.
Au fur et à mesure que chacun donnait son opinion, Minos réfléchissait fiévreusement. Que faire ? Il avait été sidéré que Valieri le recommande comme chef, lui, le dernier arrivé. Il ne doutait pas de pouvoir arriver à diriger un équipage de pirates, surtout celui-là, mais il avait toujours refusé d’assumer la moindre responsabilité par le passé. Et voilà qu’aujourd’hui, on lui en proposait sur un plateau. Par des gens qui semblaient avoir confiance en lui, lui qui n’avait jamais rien demandé à personne. Des gens qui le considéraient comme un camarade, lui qui avait toujours fui la compagnie d’autrui, hormis celle de Parnos. Et le pire, dans tout cela, était que lui-même n’était pas loin de considérer ces gens comme des amis.
Il comprit que le discours qu’il avait tenu à Parnos l’après-midi même sur le fait qu’il ne faisait confiance à personne et qu’il n’avait besoin de personne était faux. Il avait désormais des amis, et cela lui fit peur un instant. Des amis, ça se perdait, ça mourait, tel Valieri. Des amis, cela impliquait des responsabilités, envers eux et envers soi. Des amis, cela entravait la liberté de mouvement. Il avait affirmé à Parnos qu’il pouvait se décider à partir d’un seul coup, sans remords ni regret, mais il n’en avait en fait aucune envie. Pour la première fois de sa vie, il avait l’impression d’être à sa place, d’avoir une utilité.
Regardant tour à tour tous ses compagnons, il vit l’intérêt et l’attente dans leurs yeux, ce qui accentua sa gêne. Encore troublé par toutes ces découvertes sur lui-même, il fronça les sourcils et marmonna :
– S’il le faut, et pour peu que tout le monde soit d’accord, je veux bien faire le chef.
Tous sourirent, et les yeux de Parnos s’emplirent d’une fierté presque paternelle. Telmas s’avança vers Minos et, mettant un genou à terre devant lui et la main droite sur le cœur, lui déclara :
– Moi, Telmas, je jure de te servir et …
– Tu ne veux pas me baiser les pieds, non plus, crétin ? dit Minos durement. Relève-toi et arrête ta comédie. On n’est pas à la Cour du roi, ici. Ecoutez-moi tous attentivement. Je peux être infect et borné, alors faites gaffe. Si je vous fais trop tourner en bourrique, balancez-moi à la mer, une ancre au pied ! Et souvenez-vous d’une chose : j’estime que rien ne m’est du. Vous m’avez choisi comme chef, mais vous pouvez m’enlever ce rôle dès que vous le voulez. Est-ce clair ?
– Oui, capitaine, firent-ils en chœur, amusés.
Ils ne fêtèrent pas l’événement, la mort de Valieri, toute proche, étant encore dans tous les esprits. Ils allaient de toute manière être bien trop occupés pour y songer.

Saug fut l’annonciateur d’une longue journée. Il apporta un message de Plaevoo, qui convoquait un Conseil pour le matin même.
Le Conseil de Drisaelia se composait de tous les chefs de pirates. On en comptait une bonne vingtaine, et deux se distinguaient particulièrement par la taille impressionnante de leur bande : Plaevoo, dit le Requin en raison de son nez bizarrement retroussé, et Jagtroll le Fort, qui n’avait pas mis les pieds à Drisaelia depuis quelques mois déjà. De ce fait, tous deux étaient particulièrement écoutés, et dirigeaient de facto la communauté des pirates.
Secrètement, Plaevoo visait l’hégémonie, et aspirait à diriger seul le monde des marins. Si la puissance de Jagtroll faisait contrepoids, la mort de tout chef pirate ne pouvait que l’avantager. Il se réjouit donc en son for intérieur de la mort de Valieri et, estimant que cette bande ne pouvait exister sans son chef, il l’avait déjà enterrée.
Il assigna sans vergogne des rôles aux membres restants de l’équipage : Wintrop et Parn dirigeraient l’armée de Drisaelia, et les autres viendraient grossir les rangs de son propre équipage. Minos s’opposa fermement aux désirs de Plaevoo, se posant en nouveau chef de l’équipage et annonçant que Parn le réintégrait.
Plaevoo ne put rien y faire, d’autant plus que les chefs soutinrent leur nouveau pair : en l’absence de Jagtroll, le rôle de contrepoids au pouvoir de Plaevoo leur revenait, et ils ne se gênaient pas pour l’exercer. Le pirate au nez saillant et à la voix de crécelle dut donc faire marche arrière, faisant mine d’accepter sans rechigner. Mais il bouillait intérieurement : deux fois déjà que ce morveux le mouchait, cela commençait à bien faire. Il pourrait même devenir un danger dans le futur, si Plaevoo n’y prenait pas garde.
Finalement, il réussit à faire accepter que Parnos reste membre de l’armée, dans un rôle de conseiller, et il fut chargé de nommer ses successeurs pour la diriger.
En outre, Plaevoo annonça son intention de monter une expédition lourdement armée vers l’île des Aiger découverte par Valieri et ses hommes, afin de tuer les derniers autochtones, s’il en restait, et préparer les bases d’une éventuelle colonisation.

Dans les deux mois suivant la nomination de Minos à la tête de l’équipage, il s’attaqua à plusieurs problèmes à la fois, qui l’accaparèrent jusqu’au début de l’été. Le port de l’île était divisée en quartiers informels, chaque quartier ou pâtés de maisons étant occupés par les membres des mêmes bandes et leurs familles, les quartiers se créant au fur et à mesure des besoins. Il opta pour ce modèle et décida d’installer son quartier sur une colline, à cent mètres au-dessus du port, à proximité d’un point d’eau. Trop abreuvé dans sa jeunesse des récits de la Semaine Rouge de Balkna, pendant laquelle les demeures de la capitale, bâties pour une large part en bois, étaient parties en fumée, il décida que les demeures du nouveau village seraient construites en pierre.
Trois marins se présentant également comme étant maçons furent donc recrutés, et les murs s’élevèrent rapidement. En attendant leur érection, les nouveaux villageois s’installèrent dans des tentes, à proximité de leurs futures demeures, à l’exception des deux Brodenasiens : Telmas resta dans sa cabane sur le port avec sa femme et leurs cinq enfants, en attendant que leur nouvel habitat soit prêt. Hors de question pour lui de s’installer sous une toile de tente avec une telle progéniture. Carolas, de son côté, fut hébergé par d’autres Aiger, renforçant la curiosité de Minos à son égard : il semblait qu’aucun Aiger de Drisaelia n’accepte qu’il puisse vivre dans une tente alors qu’eux avaient des cabanes à leur disposition. Minos était vraiment intrigué par ce personnage, à qui ses compatriotes semblaient vouloir faire tenir un rang. Mais lequel ? Et pourquoi ? Il avait posé la question à Tertté en aparté, mais ce dernier n’avait pu que hausser les épaules d’ignorance.
– Il a quelque chose de spécial pour les Aiger, c’est certain, mais je ne sais pas quoi : ces foutus Nordiques gardent farouchement ce secret, et ça ne m’étonnerait pas qu’ils préfèrent tous mourir plutôt que de le divulguer. Je n’ai jamais vu un peuple aussi têtu.
Ce même Tertté s’intéressa de très près au travail des maçons, emballé par cette idée de créer un village là où il n’existait rien. Il contribua pour une vaste part à y définir les espaces et se retrouva de ce fait « régisseur » du lieu. Il fut le premier étonné de ressentir un tel enthousiasme, lui qui pendant toutes ces années n’avait rêvé que d’être un pirate comme les autres, rentrant au port retrouver sa famille après quelques pillages fructueux : voilà que, loin de ressentir de l’amertume à l’idée de ne plus pouvoir écumer les mers, il commençait à prendre goût à la vie de terrien.
Lui comme ses compagnons n’étaient pas au bout de leurs surprises le concernant : la jeune et plantureuse Idabola vint rapidement l’assister dans ses travaux. Beaucoup y virent pour elle un moyen d’oublier la perte tragique qu’elle venait de subir, car elle avait toujours été très proche de son oncle Valieri, qui les avait élevé, elle et Vilinder, depuis leur plus tendre enfance, quand ils s’étaient retrouvés prématurément orphelins.
Elle et Tertté devinrent vite inséparables, et ils finirent par annoncer leur intention de s’installer ensemble. Vilinder fut furieux d’apprendre d’une telle nouvelle, Tertté ayant cinquante ans et sa sœur quinze, mais elle ne voulut pas en démordre. Minos fut mis à contribution pour calmer les esprits, à son grand désespoir, mais Vilinder ne voulut rien entendre : il décida qu’il ne s’installerait pas au nouveau village et retourna sur le port. Il accepta tout de même de rester dans l’équipage, dans la mesure où il n’y côtoierait plus Tertté sur la mer.
Comme prévu, Parnos abandonna l’armée qu’il avait formée, et ramena Kraeg et Saug au village. Ceux-ci voulaient absolument le suivre car l’admiraient beaucoup, et Minos finit par les autoriser à intégrer sa bande avec beaucoup de réticence : le géant l’énervait par son calme et sa pondération, et l’adolescent semblait un peu trop candide à son goût.
Cette période vit également l’équipage s’entraîner très sérieusement au métier des armes, sous la direction inflexible de Minos et Parnos : ils furent très durs avec leurs élèves, sachant que tout ce qu’ils leur apprendraient pourrait leur sauver la vie un jour. Jamais ils ne le leur auraient avoué, mais ils furent rapidement très fiers des progrès accomplis par les marins : aucun d’eux ne serait sans doute un grand guerrier mais ils seraient désormais capable de se défendre.
Ils s’équipèrent également de cors : ceux-ci étaient utilisés de temps en temps par les pirates, et Minos tint à ce que chacun ait le sien et sache s’en servir. Cela pourrait s’avérer très utile pour communiquer dans certaines circonstances, mais quand on lui demanda lesquelles, Minos fut bien en peine de répondre. En fait, l’idée lui plaisait, tout simplement, et il n’avait pas l’intention de laisser quiconque s’opposer à sa lubie.
Posséder un seul navire semblant dangereux à Minos, il entreprit d’en faire construire un nouveau, plus grand. La bande s’enrichit donc de trois nouveaux venus, charpentiers, qui se mirent aussitôt à l’œuvre avec enthousiasme. Mais Minos les fit travailler sur la Flèche des Mers dans un premier temps, car il voulait qu’elle fasse l’objet de modifications. Il fit installer un impressionnant bélier à la proue, afin de pouvoir au besoin éperonner les navires à attaquer.
Toute cette activité et la réputation grandissante de Minos et Parnos firent que pendant ces deux mois, beaucoup de villageois « d’en bas » venaient leur rendre visite. Selon son humeur, Minos les accueillait cordialement ou les envoyait paître.
Ce fut également l’occasion pour lui d’avoir quelques aventures, toujours sans lendemain. Il estimait qu’il n’y avait pas de place pour une femme dans sa vie. A côté de cette mauvaise excuse « officielle » existait une autre raison : une incapacité de sa part à dépasser le simple stade de l’attirance physique.
Au bout du compte, il se retrouva à la tête d’une bande d’une quinzaine d’hommes, en comptant les terriens, à savoir les maçons, les charpentiers, Tertté et Idabola. En comptant leurs familles, il dirigeait presque une cinquantaine de personnes.
Après un mois et demi de cette réorganisation, et conscient que ses marins et lui ne pouvaient pas rester éternellement à terre, il réunit tout le monde un soir et dévoila un discours de politique générale axé non seulement sur le pillage, mais également sur l’exploration. Qui savait les trésors que pouvaient déceler des terres inconnues ? C’est dans ce but d’exploration que Minos voulait un navire plus grand que la Flèche des Mers.
En attendant que ce navire soit prêt, il décida de tester l’efficacité de l’entraînement que lui et Parnos avaient fait subir à ses hommes, et organisa une expédition vers les eaux de l’Uvnas, le pays des mines tyrlis : le métal tyrlis était très réputé et fournissait les meilleures armes de tout Dilats. Ce royaume était situé au nord-ouest de Lul, avec qui il partageait une frontière terrestre. Il avait surtout une longue façade maritime et servait de plaque tournante au commerce maritime entre les pays Aiger, au nord, et les pays Seitrans, au sud. Comme tous les pays commerçants, l’Uvnas avait récemment renforcé les défenses de ses flottes marchandes, mais Minos estimait que son équipage était désormais à même de faire face à une véritable bataille navale.



La petite expédition dura trois semaines. Tertté était resté à terre superviser l’avancement de tous les travaux en cours, mais lui et Valieri avaient été remplacés, par Saug et Kraeg : l’équipage était à nouveau reconstitué.
Au bout de dix jours, ils attaquèrent un navire isolé, et défendu par des soldats aux couleurs du roi de l’Uvnas. Mais les pirates étaient si bien entraînés, Minos avait fait faire tant de simulations sur le chemin, que chacun de ses hommes savait exactement quel devait être son rôle, comment attaquer l’ennemi tout en protégeant ses camarades. La tactique mise au point par le jeune capitaine était simple : dès le navire ennemi abordé, c’est-à-dire éperonné, il fallait frapper fort et vite pour marquer les esprits ennemis. Une attaque spectaculaire menée par des hommes impitoyables devait briser le moral de l’adversaire, et c’est ce qui arriva.
Les trois meilleurs guerriers des pirates abordèrent les premiers, suivis de près par le reste des hommes. Minos et Parnos en firent partis, eux dont la vivacité et la sauvagerie au combat n’avaient que peu d’égales. Minos, une épée dans chaque main, fit danser ses lames à une vitesse telle qu’il était quasiment impossible de les suivre à l’œil nu. Il exécuta une danse mortelle avec ses armes, et ses ennemis moururent souvent sans comprendre d’où était venue l’attaque qui les avait terrassé. Parnos, armé de son habituelle hache à double tranchant, protégea le flanc de Minos, s’ouvrant un passage à grands coups de moulinets. Sa lame s’enfonçait dans les corps ennemi sans effort : il avait une grande force, que ne laissait pas présager sa corpulence, somme toute assez commune bien qu’il fut un peu plus musclé que la moyenne. Enfin, Kraeg s’occupa de l’autre flanc de Minos. Avec sa force et sa puissance hors du commun, il n’eut pas besoin de faire montre de la moindre subtilité. Il était armé d’un long bâton large d’une bonne vingtaine de centimètres, renforcé par des cerclages de fer pour résister aux coups d’épées, et il assena des coups qui broyaient les os et envoyaient voler ses ennemis, comme des pantins désarticulés.
Les Uvnéens s’avouèrent vite vaincus face à ces trois démons, surtout quand ils furent suivis par le reste de l’équipage, à l’exception de Saug. Minos le trouvait encore trop tendre et trop jeune pour participer à ce genre d’assaut, malgré son enthousiasme débordant. Les soldats adverses déposèrent les armes rapidement en implorant la clémence des pirates. Leur capitaine, qui les invectiva et les abreuva d’injures pour qu’ils reprennent le combat, leur promettant mille morts à leur retour, fut promptement décapité par Minos, mettant ainsi un terme définitif à l’assaut, qui avait été parfait. Les Uvnéens étaient brisés. Une bonne surprise attendait les pirates : ils découvrirent que la cale du navire était rempli d’épées tyrlis, destinées au royaume Aiger de Cavarnas. Telmas et Carolas ne firent aucun commentaire sur le fait qu’ils dépouillaient leurs frères de race, et ils aidèrent à transborder le précieux chargement.
Avec une telle prise, et surtout aucun blessé, contrairement aux deux précédentes expéditions, le retour fut joyeux, et ils furent tous longuement fêtés, une fois rentrés à Drisaelia. Bien des marins se pressèrent autour de Minos pour le convaincre de les intégrer à son équipage, mais il ne recruta personne d’autres. Il préférait avancer à son propre rythme et n’avait pas l’intention de se laisser griser par son succès, persuadé que cela aurait été le meilleur moyen de tout perdre. Mieux valait avoir avec soi une petite équipe triée sur le volet car à ses yeux, la qualité primait sur la quantité.
A leur retour, au milieu de l’été, trois maisons du village étaient déjà montées et habitées, et Tertté avait mis la main sur de petits pâturages alentours. Tout se déroulait donc à merveille. Les armes confisquées furent confiées à l’armée, après que l’équipage se soit servi.
Mais au bout de quelques jours seulement, Minos tournait déjà en rond. Décidément, la vie en haute mer lui manquait, et il réfléchissait à leur prochaine expédition. Ce fut une conversation avec Kraeg qui décida de leur destination suivante. Le géant s’isolait souvent, le soir, devant un maigre feu de camp, à l’écart du village. Vint un soir où Minos, d’humeur morose sans savoir pourquoi, décida de le rejoindre, préférant sa présence silencieuse à celle des fêtards qui lui servaient d’hommes.
– Ça te dérange si je me joins à toi, gros machin ? Je ne me sens pas capable de supporter notre bande de joyeux soûlards, ce soir.
– Prends donc place, Wintrop, répondit d’un ton placide le géant en levant des yeux emplis de mélancolie vers son chef.
Seuls quelques bruits nocturnes troublèrent les ténèbres pendant un certain temps. Les deux hommes étaient plongés dans leurs pensées. Finalement, Kraeg prit la parole :
– Dis-moi, Wintrop, as-tu déjà entendu parler du pays Drotite ?
– Vaguement. Certains disent que c’est une légende, d’autres que c’est le pays de Coloptor le Géant. Il se trouverait quelque part à l’est, non ?
– J’ai moi aussi entendu ces rumeurs. As-tu déjà rencontré des gens qui me ressemblent, c’est-à-dire bien plus grands que la norme et au teint de cuivre ?
– Non, jamais.
Kraeg soupira.
– Moi non plus. Certains ont l’air de penser que je pourrais venir du pays Drotite, mais personne n’a jamais été jusque-là. Comme tu l’as dit, nul n’est sûr que ce pays existe.
– Tu ne sais pas d’où tu viens ? Comment est-ce possible ?
– Mes plus lointains souvenirs remontent aux mines du roi du Madron, ou j’étais esclave. Quand j’ai atteint l’âge de m’intéresser à mes origines, je me suis aperçu que tous ceux qui auraient pu me renseigner étaient morts dans les mines : à dix ans, j’étais déjà le prisonnier le plus ancien.
– Madron ? C’est pas la porte à côté.
– Il y a cinq ans, j’ai pu m’enfuir. J’ai traversé les montagnes du pays, frôlant maintes fois la mort, et je suis descendu vers le sud, par le Velmon, l’Erelmi et enfin le Vilizel, où j’ai gagné ma vie un certain temps comme gladiateur. Au bout du compte, et comme personne ne savait me dire quoi que ce soit sur mon peuple, j’ai embarqué à bord d’un navire pirate, pensant que si des gens pouvaient me renseigner à ce sujet, ce serait les rois des mers, avec leur manie d’aller tout le temps là où personne n’a jamais mis le pied. Mais même eux n’ont pas pu m’aider. Et me voilà donc ici aujourd’hui, seul, et sans aucun espoir de jamais trouver les miens, si tant est qu’ils existent encore.
– En as-tu parlé au vieil Ermilion ?
– Ce vieux fou ? N ’est-il pas sénile ?
– C’est ce qu’on raconte, en effet. Mais une chose est certaine, c’est qu’il est très âgé : on raconte qu’il est né sous le règne du roi Menddé de Lul.
– Je ne connais pas ce roi. Quand a-t-il régné ?
– Il est arrivé au pouvoir en 699, à l’âge de vingt-six ans, et est mort en 724.
– Je ne comprends pas tes références de temps. Nous sommes quand, selon ton système de décompte ?
– En 790, sous-entendu « 790 ans après l’invasion des terres seitrannes par les Aiger, et la création des royaumes ».
– Je vois. Pour résumer, il est l’homme le plus vieux qu’on ait sous la main, et donc le plus susceptible selon toi de savoir quelque chose de fiable sur le pays Drotite.
– Oui, sauf s’il est réellement fou. Mais qu’est-ce qu’on risque à tenter le coup ?
Ils partirent aussitôt à le recherche du vieil Ermilion, qu’ils finirent par découvrir dans la seule auberge de la ville, marmonnant et riant tout seul dans un coin, une chope à la main. Sa peau étant tellement parcheminée par les ans qu’il ne ressemblait plus que vaguement à un homme, et il paraissait si fragile qu’il donnait l’impression qu’il allait se casser en mille morceaux en cas de chute.
Les deux marins passèrent trois heures avec lui, extirpant laborieusement de son cerveau dérangé des informations sur le pays Drotite. Dans de rares moments de lucidité, il leur révéla que les Drotites étaient très dangereux, et que c’était à cause d’eux s’il manquait quatre doigts à sa main gauche. Apparemment, la bande à laquelle appartenait Ermilion il y avait très longtemps de cela avait abordé leurs terres et avaient tous été massacrés. Seul le vieux fou avait réussi par miracle à s’enfuir.
Il leur confirma que ce pays se trouvait se trouvait dans l’est, dans les terres désolées du Vamelarion, juste en-dessous du Xulgus, le pays des Guzruns, les petites créatures reptiliennes qui formaient le gros des armées d’Isenn. De prime abord, des lieux bien dangereux, trop dangereux pour qu’une expédition y soit menée, se dit tristement Kraeg, jusqu’à ce qu’il regarde Wintrop. Il vit une drôle de lueur dans ses yeux noirs, mélange d’excitation et de fièvre. Un large sourire éclaira le visage de Minos, qui dit d’un ton enjoué :
– Voilà un défi à notre mesure, gros tas de viande ! C’est décidé, dans une semaine nous appareillons, et en route pour le pays Drotite !