Chapitre II : Le monstre

Alors qu’un crépuscule humide et brumeux envahissait la clairière, Seronn voulut dormir, après avoir vainement cherché quelque chose à se mettre sous la dent. Mais cette année, l’hiver était venu trop tôt, et la forêt de DékongLa ne livrait pas ses ressources d’un claquement de doigt. Seronn savait que sa vie ne tiendrait bientôt plus qu’à un fil.
Après son premier et dernier essai, il n’avait plus essayé d’attraper le volatile maudit. La bestiole semblait décidée à rester, et Seronn s’aigrissait en la voyant s’empiffrer à longueur de journées de vers, qu’elle débusquait de la terre grâce à son bec crochu.
À un moment, elle sembla avoir pitié du pauvre humain. Elle attrapa un ver, le garda dans son bec, s’envola au-dessus de Seronn et lâcha le ver. Tentative de socialisation ? Seronn eut l’impression d’être un chien à qui on jetait un os. En temps normal, sa fierté l’aurait poussé à rejeter cette aumône peu ragoûtante, mais il était tellement affamé…
La main tremblant autant de dégoût que de froid, il saisit le ver du bout des doigts. Dix minutes plus tard, passées à se donner du courage, il prit une longue inspiration, ouvrit grand la bouche, jeta le ver dedans, et croqua brutalement. Le goût acide de la chair du ver se propagea dans la bouche, avant qu’il ne la recrachât, écœuré par la sensation. Il vomit un peu de bile dans la foulée, et fut pris de frissons.

Maudites guerres frontalières ! Tout était de la faute du Roi de Lacteng, de la Souveraine de Bilipossa et du Général en Chef de la Légion Mauve : tous étaient bons à mettre dans le même sac, à entraîner leurs peuples dans des guerres futiles et pourtant meurtrières ! À cet instant, Seronn eut le sentiment que tout Galéir se liguait contre lui.
Tout allait de mal en pis pour lui ! Et quelles étaient ses maigres chances de passer le rude hiver ? Divina la Bien Nommée, déesse-mère de tous les dieux, allait-elle donc l’abandonner ainsi, alors qu’il lui avait toujours rendu grâce avec ferveur ? Rarissimes étaient les moments où il avait raté les messes exécutées en son honneur. Suivant à la lettre les nobles préceptes qu’elle avait édictés, il n’avait eu de cesse de tuer toutes les araignées qu’il avait croisées au cours de sa vie.

Il s’avisa soudain que la poule avait cessé ses allées et venues et tu son babillage, et il la vit, aux aguets, sa tête de faucon tournée vers un antique sentier qui serpentait dans la brume. Il entendit distinctement une branche craquer, en provenance de cette direction, et son cœur s’emballa, mélange de peur et d’excitation. Divina avait-elle entendu ses prières ? Allait-elle apparaître devant lui, dans son plus simple appareil, à savoir sa tenue habituelle pour bien faire comprendre à toutes les Galéiriennes humaines qu’aucune d’entre elles n’atteindrait jamais sa propre perfection physique ?
L’émotion lui étreignit la gorge quand une silhouette indistincte apparut dans son champ de vision, vague forme immatérielle tout d’abord. Il bondit maladroitement sur ses pieds, faisant tomber les brindilles dont il s’était recouvert le corps en guise de couverture.
Il se jeta à plat ventre, le nez dans la terre et les bras en croix, avala un peu de terre après s’être cogné les dents contre le sol gelé, recracha et se mit à scander :
– Ô déesse-mère, ô divine parmi les divines, je suis ton humble serviteur ! Je suis à jamais ton…
Il s’interrompit en entendant un rugissement, qui cadrait plutôt mal avec l’idée qu’il se faisait de sa déesse. Par contre, il n’aurait pas déparé dans la bouche d’un monstre quelconque.

Il leva les yeux, qui tombèrent sur une paire de pieds, à cinquante centimètres de lui. Des pieds immenses, sales, poilus sur le dessus, avec des ongles cassés. Qui ressemblaient fort à des griffes, d’ailleurs. Il releva la tête, lentement, et continua son inspection du reste de la créature. Des jambes verdâtres, musclées et poilues…un pagne puant autour duquel tournait une nuée de mouches…un torse puissant et couturé de cicatrices…des bras aussi épais que le corps de Seronn, munis à leurs extrémités de mains immenses pourvues de griffes longues et acérées, longues comme des doigts humains…le visage était hideux, monstrueux, avec de rares filaments en guise de cheveux, de gros yeux ronds et globuleux, et surtout une série de dents proéminentes, effilées comme des rasoirs, que la créature dévoila dans un rictus qui n’avait pas grand-chose à voir avec un sourire amical.
– Hey, t’es pas ma déesse ! se plaignit Seronn.

La créature rugit à nouveau et chercha à empaler Seronn sur ses griffes. L’humain eut le réflexe de rouler sur lui-même et ne s’arrêta que quand il percuta un arbre. La créature, monstrueuse et pataude, courut vers lui en poussant un rugissement effroyable, et il se réfugia derrière l’arbre, pas assez large pour le dissimuler entièrement.
Le monstre ne s’arrêta pas, percuta violemment l’arbre, qui vacilla et s’abattit lentement, dans un craquement sonore. Avec un hurlement de terreur, Seronn évita de justesse un coup de griffes et se mit à courir au hasard. Il ne s’arrêta que devant un large pan de roche, trop gros pour être contourné et trop haut pour être escaladé. Alors que dans son dos, le bruit des pas de la créature gigantesque se rapprochaient et que le sol tremblait à l’unisson, Seronn reprit brièvement ses esprits. Pour se rendre compte qu’il allait mourir.
Il se retourna lentement, parvint à se tenir debout malgré les tremblements de ses jambes, qui faisaient s’entrechoquer ses genoux. Il se tint immobile, la tête vide, la bave aux lèvres et sa vessie se vidant sans qu’il puisse rien faire pour l’en empêcher, tandis que le monstre s’approchait d’un pas tranquille vers lui, ayant compris que le chétif humain ne lui échapperait pas.

Un bruissement d’ailes le tira de son hébétude, et la poule se posa sur sa tête, ses serres posées sur son crâne mais griffes rentrées. Il lui lança :
– Euh, tu crois pas que j’ai l’air assez stupide, là ?
L’ignorant superbement, la poule déploya ses ailes, dans un mouvement plein de grâce et de panache, et de sa gorge monta un cri strident, qui déchira l’atmosphère. Seronn crut que ses tympans allaient exploser. Il grimaça et pleura. Les vibrations du cri se répercutèrent dans tout son corps, et il crut qu’il allait se briser en mille morceaux.
Mais l’impact du cri sur la créature monstrueuse fut bien plus dévastateur : elle se couvrit les oreilles de ses mains en hurlant, mais son propre cri ne parvint pas à supplanter celui du volatile. Un liquide visqueux et noirâtre coula à travers les doigts du monstre, qui fit volte-face et s’enfuit pesamment sans demander son reste.

La poule, que Seronn était incapable d’identifier comme étant un Piminomo, se tut, reprit son babillage habituel, et émit des sons que Seronn trouva bien doux et amicaux, surtout quand il pencha la tête pour la frotter quelques secondes contre la joue de l’humain.
Puis il s’envola un peu plus loin, avant de repartir à la recherche de vers de terre. Seronn, quand à lui, décida qu’il était grand temps pour lui de s’évanouir, ce qu’il fit sur-le-champ.