Pour l’équipage, le reste de la journée fut consacré à l’accueil des nouveaux membres. Dans ses demandes pour compléter l’équipage, Harlington avait mis un soin particulier à faire en sorte que les officiers déjà présents soient responsables de section : beaucoup des nouveaux étaient aspirants et sortaient tout droit de l’Académie.
Trois officiers de sécurité, trois pilotes-navigateurs, deux ingénieurs, un infirmier et un officier logistique firent leur apparition tour à tour.

Ne manquait plus que l’équipe des scientifiques, qui serait composée de quatre personnes, et le médecin de bord. Il semblait que Starfleet ait du mal à faire son choix en ce qui concernait les premiers, et l’organisation avait purement et simplement rejeté le dossier du médecin que Harlington avait sélectionné. Ses demandes d’explication restèrent vaines.

Il passa plusieurs heures avec T’Savhek et O’Connor. Les deux ingénieures étaient plongées dans la tâche très complexe d’organisation des travaux. Pires qu’un puzzle de dizaines de milliers de pièces, les réparations devaient suivre une logique rigoureuse, pour éviter le risque de devoir défaire certaines mises à niveau. Pourtant, malgré leurs efforts, elles durent reconnaître que dans certains cas, le casse-tête était insoluble : les interactions entre certains circuits allaient les obliger à en démonter certains jusqu’à cinq fois, leur faisant perdre un temps précieux dont elles ne disposaient pas par ailleurs.

Harlington les laissa finalement à leur calculs savants, avant que la migraine qu’il sentait venir ne s’installe. Il salua distraitement tous les nouveaux, qui prenaient leurs marques dans leur nouvel environnement, et s’amusa de voir la plupart d’entre eux se mettre au garde-à-vous instantanément à sa vue, comme s’ils étaient encore à l’Académie. Il faudrait qu’il fasse une annonce via l’intercom général, quand celui-ci fonctionnerait, afin de donner pour consigne de se contenter d’un signe de tête en guise de salut, comme cela se faisait dans tout bâtiment de Starfleet.

Vers la fin de la journée, alors qu’il s’était retiré dans ses quartiers, son communicateur bipa.
– Commandant ?
– Oui, T’Savhek ?
– Le nouveau médecin vient d’arriver, monsieur.
Etait-ce de la désapprobation qu’il sentait dans sa voix ?
– Je viens.
Le protocole n’était pas sa tasse de thé, mais Harlington estimait que l’accueil de ses officiers supérieurs était un minimum auquel il devait se plier. Après le médecin, il faudrait qu’il recommence une ultime fois, avec le chef du département scientifique.

En arrivant devant l’écoutille du Baltimore, il fut confirmé dans son impression première : T’Savhek avait l’air pour le moins mécontente, même si elle s’attachait à cacher ce sentiment.
Harlington s’arrêta net en voyant le nouveau membre de l’équipage. Cheveux noirs et courts, peignés soigneusement sur le front. Yeux verts, comme T’Savhek. Même forme générale de visage qu’elle, avec des traits plus marqués car masculins. Légèrement plus grand qu’elle, avec les mêmes oreilles pointues et les mêmes sourcils arqués. La ressemblance entre eux était flagrante.
– Commandant, fit T’Savhek froidement, je vous présente l’enseigne Sulok.
– Enchanté, enseigne, répondit Harlington sans tendre la main, mais en exécutant un salut vulcain maladroit. Longue vie et prospérité.
– Merci, commandant, répondit Sulok avec une indifférence que Harlington trouva presque insultante.
A ses côtés, T’Savhek restait impassible, incarnation de la désapprobation.
– Où se trouvent l’infirmerie, ainsi que ma cabine ?
– Toutes ces données sont dans ce bloc de données, répondit T’Savhek en lui tendant l’objet.
– Merci, lieutenant. Commandant, si vous voulez bien m’excuser.
– Je vous en prie, répondit Harlington en regardant Sulok s’emparer de sa malle, la hisser sur son épaule, allumer le bloc de données et s’en aller.

Quand il fut hors de vue, Harlington se tourna vers son second :
– C’est votre frère…jumeau ?
– En effet, commandant. Mais je ne souhaite pas en parler.
– Ah ? Vous êtes en froid ?
– Je vous ai dit que…
– J’ai entendu, lieutenant. Mais s’il y a des problèmes relationnels entre des membres d’équipage, je dois le savoir, répondit-il avec une véhémence qui le surprit lui-même.
T’Savhek faillit s’autoriser un soupir, avant de répondre :
– Mon frère et moi-même sommes issus d’une famille importante sur Vulcain. Et certains de ses membres s’inquiètent pour ma carrière, au vu de l’affectation que j’ai accepté.
– En venant ici ?
– Oui. Ce navire a un goût très avancé de voie de garage, selon l’amiral Stelek.
– Il est de votre famille ? s’étonna Harlington.
– C’est mon oncle. Il a voulu annuler ma mutation à bord du Baltimore, et j’ai dû me battre bec et ongles pour le faire revenir sur sa décision.
– Ah ?
Harlington était un peu perdu dans tout cela. Il reprit son interrogatoire :
– Mais pourquoi avoir voulu à tout prix être mutée sur le Baltimore, alors que votre influente famille était contre ?
– Justement parce que je refuse que le népotisme dirige ma carrière. Avez-vous une idée du nombre de postes qui m’ont été proposés depuis que nous avons quitté l’Eagle ?
– Euh, non, aucune.
– Dix-sept. Toutes ces demandes émanaient de capitaines voyant d’un œil intéressé le fait d’avoir une nièce d’amiral à leur bord.
– Vous en êtes sûre ?
– Cinq d’entre eux glorifiaient mon oncle dans leur message de contact. Sept parlaient de leur propre famille, servant Starfleet depuis plusieurs générations. Les quatre derniers faisaient presque montre de servilité à mon encontre.
– Et le dernier ?
– Son message m’est resté en mémoire. Il disait ceci :

”Bonjour T’Savhek,

J’ose espérer que vous allez bien depuis notre dernier contact, il y a deux mois.
J’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai reçu le grade de sous-lieutenant et un commandement, conséquence directe de nos actions à bord de l”’Eagle.
”Visiblement, c’est un cadeau empoisonné, car il s’agit d’un navire qui n’a pas volé depuis deux ans et demi, et qu’il va falloir remettre en état en un mois. Mais comme d’habitude, je reste optimiste.
Je viens à l’instant de demander votre mutation sous mes ordres, tout en ne me faisant guère d’illusions. D’une part, vous avez obtenu le grade de lieutenant, ce qui vous place plus haut que moi dans la hiérarchie, et d’autre part, je suis certain que des navires prestigieux seront intéressés pour vous avoir à leur bord.
Mais je m’en serai voulu de ne pas avoir tenté ma chance, d’où ce message.

En vous souhaitant une bonne continuation dans votre carrière, et en espérant avoir de vos nouvelles prochainement.”

– C’est de moi, sourit Harry, aux anges.
– En effet, commandant. La seule et unique demande de mutation qui transpirait la sincérité. J’ai trouvé cela…rafraîchissant, et le challenge intéressant.
– Opinion non partagée par votre famille, ajouta Harlington, qui découvrait des implications qu’il n’avait pas imaginé jusque-là.
– Oui. Il est évident que mon frère a été muté ici pour me surveiller, et s’assurer que je ne mets pas ma carrière en danger.
– Je vois…je crois. Et…comment est-il ?
– Il ne vit que pour son travail, et veut devenir le parfait Vulcain. Son plan de carrière est déjà établi : au sein de Starfleet, il veut finir commandant d’un vaisseau médical, avant d’intégrer l’Amirauté. Ensuite, il deviendra disciple puis maître de Kholinar.
– Du quoi ?
– Kholinar. C’est une école spirituelle vulcaine, dont les membres ne se contentent pas de maîtriser leurs sentiments. Ils vont jusqu’à les supprimer.
– Je trouve une telle idéologie étrange, avança Harlington.
– Pas pour un Vulcain, commandant. Ce sont nos émotions qui ont failli causer l’éradication de notre espèce. Depuis, tout Vulcain s’en méfie comme de la peste rigellienne.
– Quoi qu’il en soit et vu son plan de carrière, il est étrange qu’il ait accepté de faire partie de notre équipage.
– Ne vous méprenez pas, commandant. On ne lui a sûrement pas demandé son avis, et jamais il n’oserait s’opposer à un ordre de nos aînés.
– Mais vous, si, visiblement.
– Je suis Vulcaine, mais suis seule maîtresse de ma vie, dit-elle en plongeant son regard dans celui de Harry.
Harry crut y lire une intensité, un feu maîtrisé qui ne demandait qu’à sortir. Il faillit se laisser aller à un acte impulsif, avant de se reprendre et de détourner la tête, gêné.
– Travailler avec lui ne vous posera pas de problème ? demanda-t-il après un silence.
– Aucun, commandant, répondit-elle, à nouveau formaliste.

Quand ils se séparèrent peu après, Harry se maudit. Il avait été à deux doigts de tenter de la prendre dans ses bras pour l’embrasser fougueusement. Mais où avait-il la tête ? Elle était Vulcaine et lui humain, et sa famille gravitait dans les plus hautes sphères de Starfleet et de Vulcain.
Il devait se débarrasser définitivement de ses pensées insidieuses.