Introduction

Le sous-lieutenant Harry Harlington transpirait à grosses gouttes, à cause de la température caniculaire qui le faisait littéralement cuire dans son uniforme. En tant qu’officier de Starfleet, il estimait qu’il devait cacher tout signe d’inconfort physique, aussi tâcha-t-il de rester aussi impassible que le plus pur des Vulcains.
La difficulté à conserver son stoïcisme était rehaussée par la conduite nerveuse de l’aspirant assis au volant, à ses côtés. Il semblait déterminé à pousser la navette décapotée pour battre d’improbables records de vitesse au-dessus du chemin tapissé d’ornières. Suite à une énième manœuvre brusque du chauffeur, Harlington comprit qu’il pouvait éteindre son bloc de données : impossible de travailler dans ces conditions-là. Les multiples problèmes qu’il avait à résoudre devraient attendre. Il croisa les bras sur sa poitrine et réfléchit à la situation.

Les rapports qu’il avait lu sur sa nouvelle affectation l’inquiétaient au plus haut point. Le cadeau empoisonné par excellence, semblait-il. Pensée confirmée par le délai qui lui était octroyé pour remettre son navire en état de marche, à savoir seulement un mois.
Son navire ! Il ne pouvait pas empêcher une certaine émotion de s’emparer de lui quand il songeait qu’il venait de recevoir son premier commandement. Pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, il posa les yeux sur ses poignets. Pour la millième fois, il y découvrit le liseré pointillé d’or, insigne de son nouveau grade de sous-lieutenant, et fut aussi émerveillé de le voir que la première fois, trois jours auparavant. Au moins, il avait eu le temps de se faire au port de son uniforme doré, indiquant son appartenance à la branche de commandement.
Restait à se montrer à la hauteur, ce qui serait une autre paire de manches.

Il posa les yeux sur les alentours et fut impressionné de voir le nombre de navires de taille moyenne ou modeste, stationnés dans une partie des Quartiers Généraux de la Flotte, à San Francisco…penser que la plupart de ses vaisseaux ne revoleraient jamais le sidérait. Et pourtant, dans ce périmètre où les navires obsolètes de la Flotte végétaient, certains étaient encore prêts à reprendre du service, et comptaient même quelques membres d’équipage, même si leur nombre était réduit au strict minimum vital…voire parfois moins.

– C’est celui-là, fit le conducteur, après avoir contourné une navette antédiluvienne. Harlington se retint juste à temps de ne pas faire une grimace. Si la navette qu’ils venaient de dépasser était une antiquité, que dire du navire qu’il avait sous les yeux, et qui était sa destination, pire encore, son nouveau foyer ?

Pourvu de trois ponts, le NCC-1152 USS Baltimore était une corvette appartenant à la classe Pluton. Pourvue d’un équipage réduit, vingt-quatre membres capitaine inclus, elle avait déjà servie Starfleet pendant trois décennies, avant d’être rapatriée sur Terre après avoir subie de graves avaries suite à un engagement violent. De là, elle aurait due être réparée, mais de nouveaux modèles venaient d’être produits par Starfleet, qui s’était empressé d’y muter les officiers les plus méritants. Depuis lors, privée de commandant, la corvette avait peu à peu sombré dans l’oubli, et la remise en état dont elle avait besoin n’avait jamais été effectuée.
Deux ans et demi après son atterrissage, Harry Harlington avait le résultat sous les yeux. La corvette était recouverte d’une épaisse couche de poussière. En une dizaine d’endroits, Harlington vit des impacts carbonisés. Tirs de phasers, peut-être ? Il trouva sidérant de voir que les réparations n’avaient pas été effectuées, surtout que le navire avait regagné la base deux ans et demi auparavant, et fut encore plus écœuré de découvrir que des pans entiers de la coque manquaient. De ces plaies béantes, il vit un enchevêtrement de fils et de structures métalliques, dont certaines étaient attaquées par une substance rougeâtre…de la rouille ? Voilà qui était inimaginable !
Son conducteur arrêta la navette au pied de la rampe d’embarquement escamotable qui menait à l’intérieur. Harlington en descendit, empoigna son sac à dos et hocha la tête en destination du soldat. Celui-ci salua puis fit faire demi-tour à son véhicule, avant de mettre les gaz.
Harlington mit son sac sur son dos, soupira, avant de se mettre à gravir les vingt mètres d’escalier qui le séparaient du sas latéral de la corvette, qui faisait office d’entrée « officielle » et qu’il voyait ouvert. Arrivé en haut, il vit que personne n’était là pour l’accueillir. Etrange…il avait pourtant pris soin d’envoyer un message sur la fréquence de communications du navire. Et quoi qu’il en fut, on ne laissait pas l’entrée d’un navire sans surveillance, c’était un manquement pour le moins grave à toute règle élémentaire de sécurité.

Il entra, et son étonnement ne connut plus de borne quand il vit que le sol du couloir était sale, et que des toiles d’araignée couraient de place en place au plafond. Guidé par son bloc de données, dans lequel il avait téléchargé le plan du navire, il se planta devant l’ascenseur le plus proche et appuya sur le bouton qui l’appellerait. Rien ne se produisit. Il se rendit compte d’une anomalie à laquelle il n’avait pas fait attention jusque-là. Nul bruit ne parcourait le navire. Ni vrombissement, ni « bip » électronique d’aucune sorte. Le vaisseau était comme mort. L’éclairage n’était assuré que par les systèmes de secours, d’après ce qu’il en voyait.
Il poursuivit son exploration, à la recherche des quelques membres d’équipage qui auraient dû se trouver là. Il finit par entendre du bruit et porta ses pas vers leur origine, qui s’avéra être le mess, dont la porte était ouverte. Il s’arrêta sur le seuil, interloqué.
Là aussi, la propreté de la pièce n’était plus qu’un lointain souvenir. Quelques peintures avaient été accrochées aux murs, au mépris du règlement, et quelques posters représentant des femmes posant lascivement y baillaient paresseusement. Le comble était sans conteste les fils métalliques qui parcouraient la pièce, et sur lesquels pendait du linge !
Les trois humains qui se trouvaient dans la pièce, regroupés autour d’une table et cartes en main, n’avaient pas remarqué sa présence, trop concentrés sur leur partie de poker en cours.

Le sous-lieutenant Harry Harlington se força à garder son calme et expira lentement. Il entra en ordonnant d’un ton sec, digne d’un sergent-chef :
– Gaaarde-à-vous !

Chapitre 1 : La prise de contact

Les trois hommes mirent deux à trois secondes pour réagir, avant de retrouver leurs réflexes de soldats ayant reçu un ordre de la part d’un supérieur. Ils bondirent pour s’aligner devant leur table de jeu et se mirent en position, raides comme des piquets.
Harlington posa son sac à dos par terre et se mit à faire les cent pas devant ses subordonnés, mains derrière le dos. De temps à autre, il leur décochait des regards assassins, juste pour le plaisir d’accentuer leur gêne. Une telle attitude était étudiée de sa part, et lui permettait de leur faire sentir à quel point ils avaient manqué à tous leurs devoirs.
Il se planta devant l’un des hommes, au visage émacié surmonté de cheveux bruns, et d’un teint pâle.
– Nom, grade, fonction à bord ? demanda Harlington, qui connaissait déjà la réponse, contenue dans son ordre de mission.
– Enseigne Dorrrin Lupescu, monsieur, détaché à la sécurrrité, répondit l’interpellé en roulant les « r ».
– Vous ? continua Harlington en s’arrêtant sur le suivant, cheveux noirs et teint mat.
– Enseigne Antonino Garcia, monsieur, pilote et navigateur de bord.
– Et vous ? termina Harry en faisant un nouveau pas de côté, pour scruter le visage poupin du dernier homme, plus jeune que les autres, cheveux roux, yeux verts et visage constellé de taches de rousseur.
– Aspirant Evander Mitchell, monsieur, sans fonction à bord, déglutit-il nerveusement.
– Mes données indiquent que vous avez été muté ici dès votre sortie de l’Académie, il y a trois mois ?
– Oui, monsieur. Je présume que ça a un rapport avec le fait que j’ai fini dernier de ma promotion, grimaça-t-il d’un ton aigre.
– Votre passé est derrière vous, et je m’en moque. Je ne juge les gens que sur leurs actes, par sur leurs cursus.

Harry reprit sa marche en silence, pour laisser ses hommes mariner dans leur jus. Enfin, il leur fit face et leur dit :
– Par ordre de l’Amirauté, moi, sous-lieutenant Harry Harlington, je prends le commandement effectif de l’USS Baltimore, immatriculation NCC-1152.
L’enseigne Garcia ne put se retenir de ricaner.
– Un problème, monsieur Garcia ? demanda Harlington sur un ton glacial.
– Permission de parler librement, monsieur ? se reprit Garcia, qui avait un peu de mal à recoller au protocole, depuis le temps qu’il végétait à cette affectation sans avenir.
– Profitez-en bien, ce ne sera pas tous les jours. Accordé, rétorqua sèchement le commandant.
– Cela fait deux ans et demi que nous avons atterri, et que les membres d’équipage ont été peu à peu mutés. Nous n’avons même plus de commandant depuis deux ans. Et vous venez nous dire que soudainement, l’Amirauté se souvient de notre existence, et veut que nous remettions le vaisseau en état de marche pour partir en mission…monsieur ?
Il faillit omettre de rajouter le « monsieur » de la fin de sa diatribe, mais s’en souvint juste à temps. Dans le même temps, il se rendit compte qu’il avait montré toute l’amertume que l’attitude de l’Amirauté avait induit en lui. Voilà qui pouvait mettre sur-le-champ un terme à sa carrière, mais il se consola en estimant qu’il était grand temps de faire cette mise au point, pour savoir à quelle sauce il allait enfin être mangé.
– Monsieur Garcia, cette corvette décolle dans exactement trente jours, pour accomplir la première mission de sa nouvelle carrière. Elle décollera avec ou sans vous. Si vous désirez demander votre mutation à une autre affectation, faites-le maintenant, je transmettrais.
Garcia resta silencieux trente secondes, perplexe, indécis, et mal à l’aise face à son commandant, dont les yeux noisettes ne le lâchaient pas. Quand il s’était engagé dans Starfleet, Antonino Garcia avait rêvé d’une grande carrière, mais celle-ci était bloquée dans cette voie de garage depuis plus de deux ans. Personne ne le prendrait sur un autre navire après une telle inactivité, et il le savait pertinemment. Seulement, à force de vivre dans l’oisiveté de l’épave qu’était devenue le Baltimore, il ne s’était jamais vraiment occupé de changer d’orientation professionnelle. Se pouvait-il que sa carrière soit relancée par ce nouveau départ ? Il finit par répondre :
– Je suis à vos ordres, monsieur.
– Bien. Monsieur Lupescu, en tant qu’officier de sécurité, je vous nomme à titre provisoire officier en second, le temps que nous ayons complété l’équipage. D’après mes informations, il manque un officier ici. Où se trouve l’enseigne O’Connor, détaché à l’ingénierie ?
– Je pense qu’elle se trrrouve à la bibliothèque technique, monsieur, répondit Lupescu. Elle y passe tout son temps.
– Contactez-la, je veux la voir sur-le-champ.
– Mais, monsieur…
– Quoi ? aboya Harlington.
– Notrrre système de communications ne fonctionne plus.
– Et vos communicateurs, où sont-ils ?
– Ils sont tombés en panne les uns aprrrès les autrrres, et n’ont jamais été rrréparrrés.
– Voici le mien. Garcia, Mitchell, remettez-moi immédiatement cette pièce en état. Je ne veux plus rien y voir traîner, ni même un grain de poussière. Est-ce clair ?
– A vos ordres, répondirent-ils à l’unisson.
Mitchell demanda timidement :
– Hum, monsieur ?
– Oui, aspirant Mitchell ?
– En ce qui concerne le ménage, il faudrait demander aux services logistiques de la Flotte de nous fournir en matériel, nous n’avons pas grand-chose à bord.
– Où sont vos tortues ? fit Harlington en faisant allusion aux petits robots de vingt centimètres de côté, montés sur roulettes et capables de monter aux murs comme aux plafonds et qui, une fois programmés, traquaient la moindre parcelle de saleté au sein des installations de la fédération.
– La dernière a rendue l’âme il y a six mois, monsieur.
– Et vous n’en avez pas demandé d’autres ?
– Personne ici n’est habilité à le faire, monsieur.
– Faites une demande par votre bloc de données.
– Nous n’en avons plus non plus, monsieur.
Sans un mot, Harlington sortit son propre bloc de données, se mit en liaison avec les Services Logistiques, et commanda vingt-quatre blocs de données, le même nombre de communicateurs, et deux « tortues ». Ceci fait, il conclut :
– Notre matériel est en route. Mitchell, jusqu’à nouvel ordre, je vous charge de la logistique à bord. Vous réceptionnerez nos marchandises et répondrez de leur état.
– Commandant, l’enseigne O’Connor est en rrroute, intervint Lupescu.
– Bien. Mitchell, dès que cette pièce ressemblera à nouveau à un mess, vous irez vous poster au sas du navire. Personne ne rentre sans y avoir été invité. Prévenez-moi immédiatement quand O’Connor sera à bord. Garcia, vous continuerez à faire le tour du navire, au cas où d’autres pièces que celles-ci auraient besoin d’être rendues à leur fonction première.
Harlington sourit intérieurement en voyant Garcia pâlir. Visiblement, il n’y avait pas que dans le mess que ses hommes avaient pris leurs aises. Mais cela, il allait vite en avoir le cœur net.
– Lupescu, suivez-moi, nous allons faire le tour du bâtiment. Prenez mon bloc de données, vous y noterez tous les anomalies que je constaterais, et qui seront à corriger dans les plus brefs délais.
Dès que leur nouveau commandant fut sorti d’un pas vif, Lupescu sur ses talons, Garcia et Mitchell se regardèrent, encore sous le choc de la tornade qui venait de passer. Harlington repassa alors sa tête dans l’encadrement de la porte, et dit :
– Au fait, monsieur Garcia, la chemise ne fait partie de l’uniforme standard de Starfleet. Je vous saurais donc gré de vous débarrasser de la vôtre, au profit d’une tenue plus adéquate !