Je m’ennuie ferme. Quelle galère que d’aller passer quelques jours chez mes grands-parents. Entre mamie au babillage continuel et papy aux grommellements incessants, j’ai toujours l’impression de déranger.
Et surtout, que faire pour meubler les longues journées enfermés dans la maison qui me semble aussi vieille que papy et mamie ?
Je ricane en repensant aux paroles de maman, m’affirmant que cela me ferait du bien de quitter l’appartement parental pour quelques jours au profit de la campagne, que je pourrais profiter de l’air pur et du jardin. Bin voyons ! Je crois que c’est surtout elle qui veut profiter de l’appartement toute seule. Ou avec Ben, le type qu’elle a croisé à la supérette du coin. Elle en parle un peu trop depuis, c’est louche. Il faudrait vraiment qu’elle se décide à accrocher un mec pour de bon, ou alors à tous les laisser tomber. Quelle plaie que ces adultes ! Et combien de fois maman m’a-t-elle présenté ses petits amis successifs, suspendue à leur bras, en me murmurant plus tard « Cette fois-ci je sens que c’est le bon » ? Pfeuh, il y a des moments où je me dis qu’il n’y a rien à retirer des adultes.

Mamie est dans la cuisine. Je l’entends qui parle aux légumes qu’elle prépare pour le déjeuner. Je pense qu’elle me ferait peur si elle n’était pas continuellement de bonne humeur.
Papy est assis dans son fauteuil, à trois mètres de moi, la tête appuyée sur ses mains calées sur le pommeau de sa canne. Et vas-y que je grommelle, encore et encore. Si ça se trouve, c’est après moi qu’il en a ? Difficile à dire, d’autant que parfois, quand il glisse les yeux vers moi, il semble surpris de me voir, esquisse un sourire et me fait un clin d’œil. Et il se remet vite à bougonner.

Je regarde par la fenêtre et je repense à maman. Venir ici pour profiter du jardin ? Moi je veux bien, mais c’est la tempête de neige qui ne le voulait pas. Elle aussi s’est invitée dans le coin, dès le lendemain de mon arrivée. La météo a annoncé qu’elle va durer au mieux quatre jours. Par –35 degrés et des vents de 110 km/h, on peut oublier les batailles de boules de neige et les bonhommes.
Même mon plan B, connexion au Net toute la journée, a fait défaut quand l’électricité a été coupée.
« Ça arrive de temps en temps, mais on a appris à faire avec… ou plutôt sans. Hi ! Hi ! Hi ! Et ça ne dure jamais plus de quelques jours. »
Merci mamie, je me sens déjà nettement mieux. Et je ne sais pas pourquoi mais j’ai le sentiment que la coupure va durer jusqu’à environ une heure avant mon départ. Quitte à être maudit, autant l’être jusqu’au bout.
« De mon temps… rien à voir… scandaleux… les installations électriques d’antan, ça au moins ça tenait la route… les jeunes de maintenant… »
Il me semble que ça fait des millénaires que les gens se plaignent de la décadence de la civilisation. Faut croire que la préhistoire, c’était le pied. Mais j’ai un doute quand même.

Bon sang, mais qu’est-ce que je pourrais bien faire pour m’occuper ? Déconnecté du monde comme je le suis, je ne peux même pas bouquiner sur ma console. Pourtant j’aime bien lire. Hum. Ça fait un bail que je n’y ai pas mis les pieds, mais il me semble qu’il y avait des bouquins dans le grenier. Des vrais, avec des pages fripées et qui puent. Je suis en plein cauchemar médiéval.
Quand je me lève et annonce où je vais, papy se tait, me lance un coup d’œil perçant et hoche solennellement la tête. Je ne le comprendrais jamais.

Je règle la lampe-torche sur « faisceau maximal », en espérant que ses rayons ne capteront pas trop de toiles d’araignées. Je hais ces bestioles. Elles semblent si insidieuses, si sournoises.
Comme dans un film d’épouvante, le vieil escalier de bois grince sous mes pas. Évidemment, la porte du grenier fait de même pour ne pas être en reste. Bon sang, quel capharnaüm ! Des boîtes en plastique sont alignées le long des murs, sous la pente du toit. C’est après que ça a dégénéré, visiblement, car on voit à peine les boîtes. Devant, il y a de vieux meubles, des cartons, un vélo. Même un vieux sommier. Mais pourquoi mettre un sommier au grenier ? N’aurait-il pas été plus simple de l’envoyer à la décharge pour y être recyclé, plutôt que de faire l’effort de le monter là ?
Je prie déjà pour être indisponible le jour où mes grands-parents vont se décider à ranger, trier et évacuer tout ce bric-à-brac. Et je me rassure en me disant qu’ils ne pourront le faire que le printemps ou l’été. Le premier dure quinze jours, le second un mois. Le reste de l’année, il fait trop froid pour ce type d’opération. Du moins je l’espère.
J’entends le vent qui mugit et fait craquer des trucs au niveau du toit. Il semble décidé à l’emporter avec lui. Un frisson me parcourt : et s’il avait assez de forces pour le faire ? D’accord, ce n’est pas si courant, on sait construire des maisons capables de résister à neuf mois d’hivers aussi tempétueux que glacials. Mais ça arrive quand même parfois. Vu le début de mes vacances ici, ça ne m’étonnerait qu’à moitié. Ce serait limite logique.

Je me fraye un chemin vers les boîtes, tant bien que mal. Heureusement, il y a des « sentiers » qui serpentent au milieu du bazar étalé partout. Ah ! Pour une fois j’ai de la chance ! Ma lampe tombe presque aussitôt sur une boîte sur laquelle est écrit au marqueur « Livres ». Je repousse un vieux WC gisant au sol pour me faire un peu de place. Après réflexion, je le remets debout : la lunette y est toujours, ça me fera un siège si je m’assieds dessus.
J’ouvre la boîte. Oh non ! En guise de livres, il n’y a que de vieux albums photos. Même les boîtes, qui semblaient être les seuls éléments bien rangés dans la pièce, sont à l’unisson du reste du grenier. Des rafales de vent sifflent non loin. À mois que ce ne soit l’esprit maléfique du grenier qui se moque de moi.
Je soupire et ouvre l’un des albums. Houlà, les premières photos sont celles d’un mariage, et il ne date pas d’hier. J’ai déjà vu des costumes similaires dans des films historiques. Je m’étonne presque de ne pas voir un velociraptor sur la photo de famille.
De tranches de vie en tranches de vie, je découvre des photos qui me font rêver. Une bande de jeunes à la plage. Rien à voir avec celles de chez nous, grises et froides et dont la température de l’eau ne dépasse jamais les dix degrés, même au cœur de l’été le plus chaud. Mais une vraie plage où les gens sont en maillots de bain, sont bronzés et ont des planches de surf. Je me demande où ces photos ont été prises, et j’envie ces veinards pour être partis si loin, au soleil, le vrai. Le paysage autour ne ressemble pas aux Antilles, aussi je pense qu’elles ont été prises en Suède.
Je soupire encore. La Suède… Ça c’est un pays qui me botterait bien. De longues plages de sable fin, une eau à vingt degrés l’été. Des températures qui tombent rarement sous le zéro au cœur de l’hiver. Si les Suédois connaissent leur chance, j’espère pour eux qu’ils en profitent bien !
Les jeunes sur les photos en ont profité, eux, au moins. Il y a un qui revient souvent, d’ailleurs. Il m’énerve. Il est trop bronzé et il a l’air trop sûr de lui. Musclé, pectoraux, abdos en béton : il a tout. Même le tatouage sur le biceps. Il est trop cool, ça m’énerve encore plus. Et là, que vois-je sur cette autre ? Il ne s’embête pas, le bellâtre ! Plutôt canon, sa copine, en plus. Lâche-là un peu, ça va être difficile de la coller plus !
C’est décidé. Moi aussi, un jour, j’irai en Suède ! Et ouais, mon gars, me dis-je en fixant le jeune couple enlacé, moi aussi je peux. Houlà ! Non ! Impossible ! Je colle presque la photo contre mes yeux et rapproche la lampe. Bon sang, je ne me suis pas trompé. Je connais ce tatouage. Papy a le même. Au même endroit. Et maintenant que je regarde mieux le jeune sur la photo, j’ai l’impression qu’il a le même regard impérieux que papy.
Je comprends mieux pourquoi il bougonne. Ça doit être le froid. Il regrette sûrement ses vacances d’antan, au soleil.
La photo est du 13 août 2003, c’est marqué au dos. Waouw. Elle était belle la vie il y a cinquante ans, hein, papy ? Les photos suivantes datent de la même journée. Papy et sa bande qui marchent dans une rue, en tongues, lunettes de soleil sur le nez. Bonjour la frime. Je suis définitivement jaloux. Sur celle-là, il pose avec sa greluche… oups. Je crois que c’est mamie, en fait. En arrière-plan, on distingue nettement…
Second choc. Le pire. Il me fait me lever brusquement de mon siège improvisé. Je marche sur des trucs et des machins, manque de trébucher sur un objet cylindrique, me retiens à une antique penderie en tissu qui tombe à terre avec fracas. Pas grave, j’ai retrouvé l’équilibre. J’ignore mamie qui m’appelle d’en bas pour me demander si « Tout va bien, mon chéri ? » et j’atteins enfin mon but. Le velux.
Je le déverrouille et l’ouvre en grand. Bon sang, je crois que la porte de l’enfer doit ressembler à cela. Mon sang vient de se geler instantanément dans mes veines et le vent glacial me rend sourd en hurlant dans mes oreilles. Je regarde en contrebas, vers le bourg. Il n’est qu’à cinquante mètres mais pourtant, avec la tempête qui fait rage, c’est à peine si je distingue le clocher de l’église, masse grisâtre et indistincte qui tente désespérément de percer à travers le déchaînement des éléments.
Je lève la photo de mes grands-parents à hauteur de mes yeux. Aucun doute. C’est le même clocher.

Je pense que c’est à ce moment que j’ai réellement compris ce que ma Bretagne natale – ainsi que l’Europe qui la prolongeait – avait perdu, le jour où le Gulf Stream s’est arrêté, il y a vingt ans.