Quelqu’un frappa à la porte. Barnabé posa son livre sur la petite table ronde à côté de son fauteuil cossu, non sans y avoir placé un marque-page.

    Il se leva et traversa le salon. En passant devant le grand miroir encadré de moulures dorées, il jeta un coup d’œil machinal à son reflet, comme il le faisait toujours.

    Sur son visage plus rond qu’ovale, ses traits fins ressortaient d’autant plus. Au-dessus d’une bouche pincée aux lèvres étroites et d’un nez fin et droit, de grands yeux noirs empreints de calme et d’une gravité inébranlable. Sa longue chevelure brune, séparée en deux par une raie au milieu du crâne, tombait, raide, sur ses épaules.

    Il était vêtu d’un pantalon bouffant anthracite et d’une tunique japonaise acier dont les boutons se fermaient au niveau de la clavicule.

    À travers la vitre de la partie supérieure de la porte d’entrée, il reconnut son visiteur, à qui il sourit avant même d’ouvrir.

    – Père Le Faouder, c’est un grand plaisir de vous voir, dit-il d’un ton égal. Je comptais justement vous appeler afin de prendre de vos nouvelles.

    – Merci, Barnabé. Comme tu peux le voir, ce ne sera pas nécessaire.

    L’homme d’église portait allègrement sa cinquantaine. Sa carrure imposante et la crinière de cheveux blancs qui encadrait son visage buriné par la vie lui donnaient l’air d’être un roc, une force de la nature.

    – Un café, mon père ?

    – Volontiers, mon garçon.

    – Toujours noir avec un sucre ?

    – Toujours.

    Alors que Barnabé s’affairait dans la cuisine, le père Le Faouder s’assit à la table en chêne de la salle. Les deux hommes n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, ce qui convenait on ne peut mieux à leurs caractères peu loquaces.

    Barnabé revint avec un plateau ; dessus, deux tasses fumantes, un sucrier de porcelaine et quelques gâteaux secs dans une coupelle. Ils mangèrent et burent dans un silence serein. Quand ils eurent terminé, Barnabé leva un sourcil interrogateur à l’attention de son invité.

    – Je ne suis pas venu pour le plaisir, Barnabé. J’ai besoin de ton aide.

    – Je vous écoute, mon père.

    – Ce matin, j’ai accompagné la vénérable madame Le Moal lors de sa promenade quotidienne. À quatre-vingt-dix ans, j’espère que je serai aussi bien conservé qu’elle. Nous avons marché aux alentours du hameau de Keriquel, si tu connais.

    – Je sais où il se trouve, acquiesça Barnabé, mais je n’y ai jamais eu à faire.

    – Moi non plus, à vrai dire. Du moins jusqu’à ce matin. La dernière maison du village, Ty Mentec, est abandonnée depuis quelques années. Or, quand nous sommes passés devant, j’ai ressenti des picotements derrière ma nuque.

    – Ah. Ce sont bien les picotements auxquels je pense ?

    – Ceux-là même.

    Le père Le Faouder se tut pour laisser les pensées de son interlocuteur suivre leur cours.

    Les picotements dans la nuque du prêtre… Ce n’était pas la première fois qu’ils se manifestaient, loin de là. Et Barnabé comme son invité savaient ce qu’impliquait ce phénomène. Le père Le Faouder avait un don, qui avait été déterminant dans son choix d’embrasser la prêtrise. Il était capable de déceler l’invisible. Ce que certains qualifiaient de paranormal ou de surnaturel. Paré de ce don, il n’avait toujours poursuivi qu’un seul but : découvrir la preuve de l’existence de Dieu. En vain. Par contre, il avait identifié bien des objets magiques ou ensorcelés. Des gens, aussi, qu’ils soient conscients ou non d’être différents, qu’ils maîtrisent ou non un certain nombre de pouvoirs.

    – Quelle était la sensation liée aux picotements, mon père ?

    – Négative. Très négative, lourde, oppressante.

    Le don du père Le Faouder lui permettait également d’associer à son ressenti une impression positive, négative ou neutre.

    – Madame Le Moal vit là depuis des décennies, aussi l’ai-je interrogée sur Ty Mentec. Je n’ai pas été déçu du résultat, surtout que mon interlocutrice est une grande bavarde devant l’éternel. Elle n’a pas hésité à qualifier l’endroit de maison maudite. Selon elle, tous les gens qui choisissent d’y vivre connaissent un destin tragique.

    – Il est parfois difficile de faire le tri entre légende et réalité.

    – J’ai fait des recherches cet après-midi à la médiathèque. J’ai épluché des dizaines d’années d’archives des journaux locaux, et je crains fort que Ty Mentec justifie sa réputation : il y a eu des meurtres, des suicides collectifs, des accidents tragiques, que sais-je encore, lors des cinquante dernières années. Aux archives municipales, j’ai même découvert que la maison, qui a plus de deux cent ans, a été pillée puis brûlée par les Chouans après la Révolution. Les problèmes ne datent donc pas d’hier.

    – Vous aimeriez que j’intervienne ?

    – En effet. D’autres drames risquent d’arriver si nous ne faisons rien.

    – Oui, c’est très probable.

    – Je me suis donc dit que faire appel à un sorcier était sans doute la meilleure solution, aussi me voilà.

    – Je vais tâcher de mettre un terme à ce fléau, quel qu’il soit.

    – Merci, mon garçon.

    – Un autre café, mon père ?

    – Avec plaisir, Barnabé.

 

*

**

 

    Barnabé reprit son livre une fois le père Le Faouder parti, mais les mots auraient tout aussi bien pu être des bâtons grossiers sans signification. Son esprit était d’ores et déjà tourné vers le problème potentiel posé par cette maison à Ty Mentec. Il soupira et abandonna sa lecture. Autant aller voir sur-le-champ ce qui clochait avec cet endroit… tant qu’il faisait jour.

    Il était de notoriété publique dans le monde de la sorcellerie que les forces surnaturelles étaient plus puissantes la nuit, ce qui avait contribué à faire naître l’opposition symbolique entre jour et nuit, Lumières et Ténèbres, notion reprise par la suite par certaines religions.

    Si aucune explication rationnelle n’était venue apporter une explication à ce phénomène, le débat en découlant s’enrichissait régulièrement de nouvelles théories. La plus en vue ces derniers temps considérait que la force psychique naturelle – certains parlaient d’âme – des hommes parasitait la conscience des créatures surnaturelles, les empêchant ainsi de déployer toute leur puissance. Il en allait tout autrement la nuit : durant le sommeil, les ondes émises par les cerveaux humains étaient mises en sourdine, permettant aux forces surnaturelles de s’exprimer. Certains parlaient même d’un phénomène inverse : les forces surnaturelles parasiteraient le psychisme humain la nuit, les obligeant à dormir durant ce temps.

    Quoi qu’il en fût, Barnabé n’avait pas la réponse et ne l’aurait jamais. Ces théories l’intriguaient mais elles étaient loin d’être au centre de sa vie… et des centaines de générations de sorciers, magiciens et autres shamanes avaient consacré leur existence à trouver l’Explication. En vain.

    Dans le cas de la maison de Ty Mentec, aller voir la maison de jour allait donc permettre à Barnabé de se faire une idée de ce à quoi il avait affaire. Mais de même que les étoiles n’étaient pas visibles en journée, ce ne serait que de nuit qu’il saurait réellement à quoi il avait affaire, quand le phénomène surnaturel serait au faîte de sa puissance… avec les risques que cela allait impliquer pour sa propre sécurité.

Peu importait. Le devoir de Barnabé était clair : il devait enquêter, comprendre le phénomène voire prendre des mesures s’il l’estimait nécessaire. En tant que sorcier, son rôle était notamment de protéger l’humanité contre les agressions venues du monde caché. Tel était le devoir de Delcrux.

 

    Il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour atteindre Keriquel en voiture. Il ne se gara pas devant Ty Mentec mais dans le virage suivant. Ses activités de sorcier nécessitaient une certaine discrétion. Le monde caché était connu des autorités mais ses activités étaient rigoureusement contrôlées, et ce depuis des siècles.

    Barnabé était par nature contre une telle dissimulation, mais la décision ne lui appartenait pas. Il lui semblait évident, surtout à l’ère de l’information instantanée, que l’existence du monde magique allait tout au tard être révélée au grand jour.  Quelle serait la réaction de l’humanité ? Un grand choc, cela était certain. Une chasse aux sorcières, littéralement, hautement probable. Alors que les autorités auraient pu préparer le monde normal à l’existence du paranormal d’une manière graduelle. Mais non. Des peurs ancestrales jugulaient cette méthode. Les seules mentions du paranormal se cantonnaient donc aux pages des tabloïds aux informations déformées à outrance, le seul objectif étant de vendre du papier.

    Par bonheur, Ty Mentec était la dernière maison du hameau, donc Barnabé serait soustrait au regard des habitants. D’autant qu’en cette froide après-midi d’automne au ciel chargé de nuages menaçants, nul n’était de sortie, malgré la saison des champignons qui commençait.

    Barnabé n’en resta pas moins prudent en s’approchant de Ty Mentec. Il devait passer pour un innocent promeneur s’il était repéré. Heureusement, accrochée à la canisse qui faisait le tour de la propriété de Ty Mentec, une pancarte vieillie annonçait que le lieu était en vente. Voilà qui légitimait le fait qu’un promeneur s’arrête devant la bâtisse.

    Un portail rouillé en fer forgé faisait office d’entrée. À travers, on y voyait le jardin partant à vau-l’eau, envahi de fougères, de ronces et d’arbres torturés. La maison en elle-même n’était pas très belle. Sa peinture blanche s’écaillait sur les murs et quelques ardoises manquaient, tombés dans la gouttière branlante.

    Barnabé s’assura qu’il était seul et grimpa prestement le portail. Il se réceptionna avec souplesse de l’autre côté et entreprit de se frayer un passage dans la végétation anarchique. Une fois le porche aux lattes de bois défoncées atteint, il se concentra sur la Magie.

    Si les sens du père Le Faouder lui permettaient de déceler la présence de la Magie, ceux de Barnabé étaient bien plus affûtés. Il sentit immédiatement le mal lié à la maison. Mais il n’émanait pas de la maison elle-même mais d’un esprit anciennement terrestre, qui avait choisi de s’attacher à ce lieu.

    La porte d’entrée refusa de s’ouvrir quand Barnabé tourna la poignée. Il se forgea mentalement une clé immatérielle et put entrer.

    Une fois la porte refermée, il parcourut des yeux la pièce qui s’étalait devant lui. Les rares meubles qui subsistaient étaient couverts de poussière, et de nombreuses toiles d’araignée s’accrochaient un peu partout. Il avança lentement, prenant bien soin de tester les lattes de bois délabrées du parquet avant d’y porter son poids. L’endroit empestait le renfermé et le moisi, et le craquement du parquet sous les pieds de Barnabé semblaient assez forts pour réveiller des morts.

    Barnabé sentit une vague d’hostilité l’assaillir. Pas étonnant que des drames se soient produits là si un esprit démoniaque – ou au moins négatif – y vivait. La sensation provenait de quelque part en bas. La maison était petite, aussi Barnabé en eut-il vite fait le tour. Il ne releva rien de particulier. La maison était abandonnée depuis des décennies et n’avait pas été entretenue depuis. Celui ou celle qui la rachèterait aurait bien du travail pour la retaper. En vain, d’ailleurs, car l’esprit hostile qui régnait en ces lieux provoquerait à coup sûr un nouveau drame.

    Ainsi fonctionnaient les esprits hostiles : une fois qu’ils avaient pris possession d’un lieu, ils le considéraient comme leur, et toutes les personnes ayant des velléités de l’habiter étaient considérées comme des ennemis à abattre. Ils étaient chez eux et ne toléraient aucune intrusion, semant le désordre, la désolation et la mort si les humains s’entêtaient.

    Si le père Le Faouder avait raison et que l’esprit en question vivait ici depuis la Révolution Française, nul doute qu’il serait puissant. Très puissant. Les esprits négatifs se nourrissaient de toutes les émotions négatives possibles et imaginables, qu’ils contribuaient eux-mêmes à entretenir.   

 

    Barnabé trouva la porte qui menait à la cave et regretta de ne pas avoir amené de lampe-torche. Il avait appuyé en vain sur les va-et-vient. Bah, la Magie lui offrirait toute la lumière voulue. Il descendit l’escalier branlant en bas duquel il sentait la présence de quelque chose.

    Il ajusta ses yeux à la pénombre. De prime abord, il avait affaire à une cave abandonnée comme il en existait tant. Des étagères recouvertes de poussière et de toiles d’araignées couraient le long des murs. Elles étaient emplies d’objets rouillés, d’antiques outils et autres bouteilles vides. Au sol, des meubles défoncés le disputaient à une brouette en bois, un tonneau, des sacs en toile de jute. C’est à peine s’il était possible de se frayer un passage à travers ce bric-à-brac.

    Mais Barnabé ne chercha pas à avancer plus avant. La présence de la chose saturait tant ses sens qu’il était évident qu’elle-même l’avait repéré… et qu’elle ne resterait pas inactive face à l’invasion de son antre. Nul besoin de la voir pour la percevoir, tapie dans un coin de la cave sous la forme d’une petite flaque de ténèbres au sol, probablement repliée sur elle-même. Restait à savoir quelle taille elle prendrait une fois déployée. Une fois qu’elle serait passée à l’attaque.

    Une chape de plomb s’abattit sur Barnabé, pensées négatives se nourrissant de haine et de rage, destinées à lui faire perdre ses moyens et à le plonger dans une terreur primitive. Il y était préparé. Le bouclier mental qu’il érigea aussitôt le protégea de cette influence pernicieuse.

    Pas question d’attaquer inconsidérément avant d’avoir identifié ce à quoi il avait affaire. Aussi avait-il l’intention de rester sur la défensive le temps d’en savoir plus. Ce qui était sûr, c’est que la créature n’avait pas apprécié qu’il résiste. Il sentit un regain de haine, le désir de faire souffrir. La flaque de ténèbres se mit à grandir et déploya des tentacules le long du sol comme des murs. Un cri d’avertissement silencieux retentit dans la tête de Barnabé.

    L’esprit était immature, fruit de la folie ou d’une solitude qui avait rongé son âme des décennies durant. Cela ne l’en rendait que plus fort. À n’être capable de se concentrer que sur sa colère, l’agressivité de l’esprit devait être hors normes. Restait à savoir quel degré de puissance il était capable d’atteindre.

    Barnabé n’était pas trop inquiet pour le moment. Il n’était pas Delcrux pour rien, son niveau de magie devait être largement suffisant pour contenir une telle créature. Ceci dit, il  ressentait une telle puissance ennemie, qui ne demandait qu’à jaillir, détruire, broyer, qu’il y avait de quoi se poser des questions. Les créatures magiques n’exploitaient jamais l’intégralité de leur potentiel de jour, cela leur était physiologiquement impossible. Mais de nuit, c’était un tout autre problème.

    Barnabé pouvait toujours détruire cette chose dès maintenant, mais il ne serait pas certain qu’il n’en reste absolument rien : les êtres de nuit se cachaient dans la lumière. Alors que la nuit, ils brillaient dans les ténèbres et en cas d’affrontement, Barnabé saurait s’il restait un miasme, une étincelle susceptible de faire survivre la créature. Bien entendu, l’inconvénient le plus évident étant que le danger serait nettement plus prononcé de nuit, pour leur second affrontement. Quant au premier qu’ils venaient d’entamer, il n’avait pour but que d’identifier la créature et tester sa force.      

    Plusieurs tentacules de ténèbres s’abattirent en vain sur le bouclier magique de Barnabé. Un nouveau cri de rage résonna dans la tête du sorcier et les tentacules, comme pris de folie, se mirent à le fouetter à une vitesse folle, bientôt suivi d’un mur de flammes qui engloutit Barnabé.

    Celui-ci, toujours très calme, resta imperturbable. Il prenait mentalement des notes. Les tentacules faisaient vaciller son bouclier, mais rien de dangereux pour son intégrité. De même, il contint aisément les flammes, leur souffle ne dépassant pas la chaleur d’une grosse journée d’été.

    Barnabé avait tout de même de quoi être inquiet : s’il pouvait ressentir les effets de l’attaque de la créature en plein jour, ceux-ci seraient démultipliés la nuit venue. De là, il s’agirait d’un combat à mort. Il avait intérêt à bien se préparer.

    Certains sorciers, lors de la prise de contact diurne avec un ennemi magique, n’hésitaient pas à déployer toute leur puissance : d’une part parce qu’il y avait une chance de le détruire – bien que le plus souvent faible –, et d’autre part pour prendre un avantage psychologique supposé. Les tenants de cette doctrine agressive affirmaient que l’ennemi prenait peur en voyant le sorcier revenir, ce qui donnait l’initiative à ce dernier. Leurs détracteurs affirmaient au contraire que la haine des esprits, et donc leur force de frappe, en sortait grandie.

    Barnabé n’était pas un adepte des attaques à tout-va, et aucune statistique scientifique n’était jamais parvenue à départager les deux camps. Une chose était certaine : légèrement blessées ou à l’agonie, les créatures magiques recouvraient l’intégrité de leur force dès la nuit tombée. Comme si elles renaissaient dans les ténèbres.   

 

    La créature hurla à nouveau silencieusement, frustrée de ne pas être capable de détruire l’impudent qui avait osé pénétrer dans son territoire. Elle continua à tenter de percer son bouclier, mais sans trop de conviction, plus par principe que dans l’intention de faire mal.

    Comment en es-tu arrivé là ? demanda Barnabé.

    Communiquer avec un esprit ne fonctionnait pas à tous les coups, mais le jeune sorcier essayait systématiquement. Il n’aimait pas se battre. Faire renoncer un esprit à la violence par la discussion, le raisonnement, n’était pas tâche aisée, mais une telle attitude était au cœur de la philosophie humaniste de Barnabé.

    Si tu le souhaites, je peux t’aider. Qui es-tu ? reprit-il.

    L’esprit sembla très surpris de cette approche pacifiste, au point de baisser l’espace d’un instant ses défenses. Barnabé perçut une étincelle d’humanité derrière le masque de haine et tenta de renforcer son avantage.

    Je ne te veux aucun mal. Je me nomme Barnabé. Quel est ton nom ?

    L’esprit hésita à nouveau, avant d’exploser :

    Ils me l’ont pris ! Méchants ! Méchants !

    Qui donc ? Ils t’ont pris… ton nom ? Pourquoi ? Comment ?

    Mort ! Feu ! Maudit ! Maudit !

    Une image s’écrasa sur le bouclier de Barnabé qui, l’ayant identifiée comme étant un souvenir, la laissa passer pour en prendre connaissance.

 

    … Le garçonnet s’écroula au sol, la lèvre fendue. Son père, la main encore levée, l’invectiva :

    – Tout est ta faute ! Tout ! Tu ne mérites pas de vivre, sale vermine !

    – Mais papa… commença l’enfant, tremblant comme une feuille et des larmes d’incompréhension et de peur dans les yeux.

    – Tais-toi donc, fils du diable ! cria son père avant de porter à sa bouche la bouteille de mauvais tord-boyau à laquelle il s’agrippait désespérément.

    La dernière goutte bue, il abattit la bouteille sur le crâne de l’enfant.

    – Elle est morte en te mettant au monde, sale engeance !

    Il bourra de coups de pied le petit corps recroquevillé sur lui-même. Le garçonnet ne comprenait rien. Tant de tristesse, de dégoût, de colère, de souffrance et de haine…

    – Depuis, rien ne va plus ! poursuivit le père. La terre ne donne plus rien, on a coupé la tête du roi mais ça n’a rien arrangé ! Je suis ruiné, je serai bientôt à la rue ! Si ta mère était encore là, rien ne serait arrivé ! Mais tu m’en as privé, tu l’as tuée ! Sois maudit, à jamais ! Maudit ! Maudit ! Maudit !

    La fureur du père continua à se déverser sur le fils. Il le releva, le frappa sauvagement au visage. Toute trace d’humanité avait disparu de ses traits. L’horreur et la violence de ses actes ne lui suffisaient pourtant pas. Rien ne pouvait calmer le feu qui brûlait son âme. Sauf peut-être l’irréparable, le plus haut degré de la bestialité qui l’habitait désormais.

    Avisant le grand âtre de la seule pièce de la maison, dans laquelle de grosses bûches flambaient, il y traîna son fils et le jeta dedans. Celui-ci hurla et tenta de se dégager, mais un coup de pied de son père le renvoya dans les flammes. Par trois fois, le garçonnet qui brûlait et dont les vêtements se mettaient à brûler échappa au feu. À chaque fois, un coup de pied de son père l’y renvoya.

    La conscience de l’enfant s’éteignit, enveloppée du rire dément de son père devenu fou.

 

    L’esprit hurla sa haine et s’attaqua encore et encore au bouclier de Barnabé, qui tint bon. Le sorcier essuya les larmes qui avaient coulé sur ses joues sans qu’il s’en rende compte et il recula pour se mettre hors de portée de l’esprit du garçon. La vision d’horreur à laquelle il avait assisté le hanterait pour longtemps, il le savait.

    Dans un état second, il fit demi-tour, oppressé par l’atmosphère meurtrière et l’obscurité, et remonta les marches pour gagner le rez-de-chaussée. Il sortit de la maison et traversa le jardin sans se préoccuper d’être vu. Il reprit ses esprits une fois dans sa voiture, portière refermée.

    Pas étonnant que le malheur se soit abattu depuis deux cents ans sur cette maison, comme l’avait affirmé le père Le Faouder. Les habitants qui s’étaient succédés là n’avaient aucune chance. Hermétiques à la magie, ils ne pouvaient voir l’esprit torturé ni subir ses attaques. Mais il n’en restait pas moins que son influence pernicieuse se faisait sentir au fil des années, au point qu’à un moment, l’un des habitants atteignait son point de rupture et déchaîne à son tour ses instincts les plus vils.   

 

    Le devoir de Barnabé était clair. Il reviendrait la nuit tombée et mettrait un terme aux agissements du garçonnet. Avec un goût amer dans la bouche. Celui de s’attaquer à un innocent, malgré les crimes commis depuis sa mort. Barnabé allait rendre justice pour les victimes du garçon, mais était-il possible de le faire pour le garçon lui-même ?

 

    Tristesse, compassion et début de déprime accompagnaient Barnabé quand il tourna la clé de contact.

 

*

**

 

    Sur le chemin du retour, Barnabé mit au point son plan d’action. Il n’avait pas de temps à perdre s’il voulait être prêt pour le deuxième affrontement, et beaucoup de préparatifs à mettre en place.

    Il s’arrêta d’abord à la petite mairie bucolique au centre-bourg. Après avoir badiné avec Camille, l’employée de mairie avec qui il avait été à l’école, il se plongea dans les registres d’État-civil datant des années révolutionnaires. Il lui fallut une heure pour trouver ce qu’il était venu chercher. Un acte de décès. 

    Le quatre vendemiaire l’an cinq de la république française, Joseph Fougère âgé de sept ans décédé le deux du présent mois environ sept heures du soir au village de Ty Mentec en la commune de Kerubry ainsi que me l’ont déclaré Yves Fougère son père âgé de trente-deux ans laboureur demeurant au dit lieu de Ty Mentec et Jean Le Floch âgé de cinquante-trois ans voisin demeurant au dit lieu de Ty Mentec moi Georges Le Cren officier public après m’être assuré du décès dudit Joseph Fougère j’ai dressé le présent acte.

    An cinq, soit environ 1798. Par acquis de conscience, il regarda les décès des cinq années suivantes. Finalement, il n’eut plus de doute. Il y avait bien eu plusieurs décès d’enfants au village de Ty Mentec pendant ces années, mais celui-ci était le seul pour lequel la mère était mentionnée comme étant décédée, comme l’avait dit le père du garçon dans la vision que l’esprit avait partagée avec Barnabé.

    Le plus dur restait à faire, un rituel très gourmand en énergie magique… et sans garantie qu’il soit efficace pour mettre fin à la souffrance du jeune Joseph. Et si ce n’était pas le cas, Barnabé serait balayé lors de leur affrontement, nul doute là-dessus.

    C’est dans ces moments qu’il aurait voulu être accompagné par l’un de ces pairs, mais cela était malheureusement impossible. Il lui était interdit de les fréquenter, ses ordres étaient clairs. Delcrux était et devait rester un mage caché. Seul le Maître, Acrux, pouvait y changer quelque chose.

    Dès qu’il fut rentré chez lui, il attaqua les préparatifs longs et complexes du rituel. Quand il terminerait – avec succès ou non –, la nuit serait déjà tombée et l’affrontement avec le défunt garçonnet connaîtrait son épilogue. Resterait à savoir si le pari de Barnabé s’avèrerait payant, ou s’il y laisserait la vie.

 

*

**

 

    Le rituel avait été un succès. Mais Barnabé était au bord de l’épuisement, tandis qu’il s’échinait à ne pas s’endormir au volant en roulant vers Ty Mentec. Il faillit piler à la sortie d’un virage, quand une silhouette fantomatique apparut au milieu de la route. Une dame blanche… une de plus. La troisième qu’il croisait depuis qu’il avait pris la route. Voilà ce qui arrivait quand on ouvrait des portes vers d’autres réalités, comme il l’avait fait pour accomplir le rituel. L’une des conséquences indésirables était que différentes réalités restaient enchevêtrées quelques heures, avec l’invocateur comme point de passage. Heureusement, la plupart du temps, cet inconvénient était sans conséquence. Normalement, seules des créatures immatérielles apparaissaient, avant de regagner leur propre plan d’existence. Normalement…

    Ne manquerait plus que pour chasser de ce monde l’âme du garçonnet, Barnabé ait permis à une autre d’entrer.

    Outre les dames blanches successives ainsi que plusieurs cadavres décomposés pendus à un chêne pluricentenaire au bord de la route, Barnabé n’eut pas d’autre mauvaise surprise. Il se gara devant la maison hantée, bailla ostensiblement avant de focaliser sa concentration sur la magie.   

    Ses réserves étaient quasiment vides. Il ne restaurerait ses forces que s’il se reposait, ce qui était impossible. Le rituel n’était pas terminé et restait fragile. Barnabé devait aller au bout avant de relâcher la pression. Sinon, le remède serait pire que le mal.

    Il escalada lentement et avec raideur le portail, et faillit se fouler la cheville en se réceptionnant de l’autre côté. Il entra dans la maison plongée dans le noir. Pas question d’adapter ses yeux à l’obscurité, il devait garder ses forces. Il se basa sur ses souvenirs pour retrouver l’escalier qui menait à la cave. En bas, la chose qui avait été un jour un garçonnet brillait par la puissance, une puissance décuplée par la nuit.

    Il descendit l’escalier, non sans s’être protégé d’un bouclier magique, bien plus faible que celui qu’il avait déployé plus tôt dans l’après-midi. Il n’avait pas l’énergie d’en faire plus. Tout en sachant que cela ne suffirait pas.

    Il sentit l’air se densifier autour de lui, une présence maléfique se rapprocher de lui, convergeant de toutes les directions à la fois.

    – Joseph ? fit-il.

    La présence marqua un temps d’arrêt, comme décontenancée. Puis reprit sa progression.

    – Joseph, je suis venu t’aider. Je suis venu t’apporter la paix de l’esprit. Tu l’as mérité.

    Un ricanement se fit entendre dans la tête de Barnabé.

    Tu étais fort, tu es désormais faible. Je vais me délecter de ton âme.

    – Ne fais pas cela, Joseph. Tu dois tourner la page. Ce que tu as subi est horrible, mais ton avenir, tes perspectives ne s’arrêtent pas à cela. Il y a tant de choses que tu ignores, tant de lieux et de gens que pourrait découvrir. Et de l’amour… Tu n’as pas oublié ce qu’était l’amour, Joseph ? Tu n’as pas oublié… ta mère ?

    Le rugissement de rage du garçonnet balaya instantanément le bouclier de Barnabé, qui tomba à genoux devant tant de  violence et de haine. Quelque chose l’agrippa à la gorge. 

    Il parvint tout de même à prononcer la syllabe qui mettait le point final au rituel qu’il avait accompli quelques heures auparavant. L’étreinte mortelle se relâcha autour de sa glotte. Entre Barnabé et Joseph, il y avait désormais quelqu’un d’autre. Aux yeux du sorcier, elle ressemblait beaucoup à une dame blanche, blanchâtre et immatérielle.

    – Joseph, mon cher garçon, dit l’apparition d’une voix douce.

    Un nouveau rugissement retentit, qui ne troubla pas le moins du monde la nouvelle arrivante.

    – Je t’ai attendu longtemps, tu sais, reprit le spectre. Je me faisais un sang d’encre pour toi. Ce n’est que quand Barnabé m’a contacté que j’ai su pourquoi ton âme n’avait pas rejoint la mienne. Mon pauvre chéri, tu as tellement souffert.

    Cette fois-ci, un gémissement d’incompréhension fut émis par la créature qui avait été un garçonnet de son vivant. Il ne savait visiblement plus où il était ni que faire face à cette femme qu’il ne pouvait détruire ni broyer.

    – Écoute, mon garçon, je sais ce que tu as vécu. Ma mort a été une catastrophe pour ton père, il ne s’en est jamais remis. T’élever après cela était au-dessus de ses forces. Le pauvre, comme cette situation a dû être difficile pour lui aussi. Il souffrait tellement que la seule chose qu’il lui restait à partager avec toi, c’était justement sa peine. Faire souffrir autrui parce qu’on souffre soi-même… je suis désolée pour toi. Je sais ce que tu as enduré.

    Un silence aussi pesant que méfiant lui répondit. Elle reprit comme si de rien n’était :

    – Tu n’as fait que suivre l’exemple qui t’avait été donné, tu es toi aussi une victime. Dans cette triste vie, nous l’avons été tous les trois, chacun à notre manière. Mais ce temps-là est révolu, mon cher fils. Je suis venu te chercher. Je t’aime.

    Barnabé dut s’accrocher à la rambarde branlante de l’escalier. L’émotion, l’amour émanant de la défunte mère de Joseph étaient si puissants qu’ils lui retournaient l’âme.

    La chose informe qui avait Joseph se recroquevilla sur elle-même. Indécision, peur…

    – Le plus beau reste à venir, mon fils. Car désormais, tu ne seras plus jamais seul. Et nous avons l’éternité devant nous pour profiter l’un de l’autre. Bien plus de temps que tu n’en as passé renfermé par toi-même, miné par la solitude. Prends ma main, Joseph. Prends-la et tout ira pour le mieux. À jamais.

    Barnabé essuya les larmes qu’il ne pouvait s’empêcher de verser. Incapable de dresser ses défenses, la force de persuasion, la sincérité de la mère de Joseph lui nouait les tripes.

    L’agressivité émanant de Joseph diminuait elle aussi. Comment aurait-il pu résister face à tant de pureté et de sincérité ? Il savait qu’elle disait vrai, que ses tourments intérieurs allaient prendre fin, Barnabé en était persuadé.

    La créature maléfique se recroquevilla sur elle-même, jusqu’à devenir le garçonnet que Barnabé avait vu dans sa vision. Il en émanait de la peur, mais aussi de l’espoir.  Tellement d’espoir dans ces yeux bleus qui semblaient à cet instant si innocents.

    Il s’approcha lentement du fantôme de sa mère, les yeux rivés sur sa main tendue.   Il approcha la sienne, qui tremblait.

    Quand elles se touchèrent, la mère et le fils disparurent. À leur place, une boule de lumière blanche les masquait au regard.

    La voix de la mère retentit dans la tête de Barnabé.

    Je vous suis et vous serai éternellement reconnaissante pour ce que vous avez fait aujourd’hui, Barnabé. Mon vœu le plus cher s’est réalisé.

    Le sorcier ne répondit rien, trop épuisé pour le faire. Il se contenta de sourire, un sourire franc de contentement.

    La boule de lumière disparut et Barnabé se retrouva seul.

    Il n’y avait plus aucune trace de la présence maléfique, juste des traces magiques de sa présence et de son hostilité. Mais maintenant que les lieux avaient été vidés, les sentiments négatifs qui imprégnaient l’air allaient s’amenuiser petit à petit jusqu’à disparaître.

 

    Rentrer et dormir… Voilà ce que Barnabé se répéta en boucle sur le chemin du retour. Par contre, contrairement à son équanimité habituelle, il ne put s’empêcher de sourire béatement. Il souriait encore quand, rentré chez lui, il se mit au lit.