XLIV

 

 

    Iota ne semble pas impressionné par la brosse à tête de canard braquée sur lui. Le fou ! N’a-t-il donc pas vu que j’ai le doigt sur la détente, prêt à le cribler de tirs de laser à répétition ? (car oui, un laser-mitrailleur petit canard, ça fait du dégât… beaucoup de dégât.)

    Il écarte le pan de sa bure de Sorcier Galactique et en sort son épée-laser, avant d’appuyer sur le bouton d’activation de la lame. Son arme fait « clic », et si de la lumière en jaillit, ce n’est pas sous la forme de plasma concentré. Juste un cône lumineux, inoffensif, qui éclaire un peu l’espace autour de lui.

    – Zut, trompé suis me je, fait la petite créature verte. Poche de lampe ma mais n’est ce épée-laser mon pas.

    Je soupire vis-à-vis de la bêtise de mon vis-à-vis (oui, soyons écolos, recyclons les mots). J’ajuste mes petites lunettes rondes, caresse ma barbiche, tapote de ma longue baguette le bureau devant lequel je me tiens debout, afin de capter l’attention de ma classe.

    Bon, je devrais m’en sortir : parmi la trentaine de pupitres, peu sont occupés, dont un par Iota, en short et culotte courte, stylo dans une main, sucette géante dans l’autre. Il a l’air bien ennuyé d’être là, ce que je comprends aisément : c’est l’heure du cours de français, et on connaît ses talents en la matière…

    De ma baguette, je lui montre le tableau noir sur lequel est écrit à la craie :

 

Exercice numéro un : remets les éléments de la phrase dans le bon ordre.

« Poche de lampe ma mais n’est ce épée-laser mon pas ».

 

    Et je rajoute, excédé par cet élève si médiocre :

    – C’est pourtant pas compliqué ! N’importe qui est capable d’y arriver ! Alors toi, avec tes neuf cents ans, en plus… Ah, pour se tataner la tête avec les copains à grands coups d’épées qui font vzioum vzioum et de la lumière, y’a du monde, mais dès qu’il s’agit de parler correctement français, il n’y a plus personne !

    – Faute ma pas n’est ce. Compris jamais n’ai je.

    – Je n’ai jamais compris, que je corrige.

    – Plus non toi, ah ? demande-t-il.

    Se moquerait-il de moi ? Si c’est le cas, ce petit impertinent mériterait que je le colle pour quatre heures, avec comme punition copier plusieurs centaines de fois les phrases « Je ne dois pas tenter de renverser l’Empire ni de tuer l’Empereur. C’est pas bien. L’Empire est mon ami. »

    Je me demande pourquoi je m’obstine. Je ne voudrais pas être pessimiste, mais si cette petite tanche non-humain n’a pas été foutue d’apprendre le français en neuf cents ans, je ne vois vraiment pas ce qui pourra l’aider, même avec des millions d’heures de soutien scolaire en plus des cours.

    Si encore c’était le seul élève à problème. Mais non, ce serait trop facile ! Regardez le petit Marteau Lostindu, assis à côté de Iota. Quand je lui dis « Prends ton cahier, on va faire une dictée », et qu’il me répond « Mais m’sieur, je peux pas écrire, Kikinou m’a coupé la main ! » en brandissant son moignon, je ne peux m’empêcher qu’il y met beaucoup de mauvaise volonté : après tout, il lui reste sa main gauche ! Encore un rebelle en puissance…

    Le petit Gaga la Graucelimasse s’approche de moi en se dandinant d’un pied sur l’autre (enfin, façon de parler). Il me tend un mot de son papa, sur lequel est noté « Monsieur le professeur, merci de dispenser mon fils Gaga du cours de sport de cet après-midi ».

    Je rétorque froidement à Gaga :

    – Ça suffit, les faux prétextes pour ne pas aller en cours.

    – Mais m’sieur, tente Gaga, cet après-midi c’est saut à la perche.

    – Oui, et alors ?

    – Ben… Je suis une Graucelimasse.

    – Je ne veux pas entendre tes excuses moisies ! Quand on veut, on peut ! Na ! Tu iras en cours, et si tu ne fais pas d’efforts, laisse-moi te dire que tu auras zéro, et que ce sera bien fait. Non mais oh ! Jamais vu une telle mauvaise volonté !

    Un autre élève intervient :

    – M’sieur ! M’sieur ! Au secours !

    – Oui, Palpatinàglace ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

    – Je viens de devenir aveugle, aidez-moi !

    – Voyons, Palpatinàglace ! C’est juste à cause de ta capuche de rappeur, elle te recouvre les yeux. Relève-la et tout ira mieux.

    L’élève s’exécute, dévoilant ainsi son visage zébré de cicatrices torturées.

    – Hum… que je fais. Avec ta tête, je pense qu’il vaut mieux que tu remettes ta capuche, finalement. Tu vas faire peur à tes petits camarades, sinon.

    – Mais si je ne vois rien, je ne peux pas être bon à l’école ni apprendre mes leçons ! Je n’aurais pas de diplôme !

    – C’est pas grave, tu n’auras qu’à faire de la politique.

    – Mais ça a l’air compliqué, la politique. Il faut faire des longues phrases avec des mots compliqués.

    – C’est pas grave non plus. De toute manière, quand tu auras prononcé le dernier mot de ta phrase, sept minutes après l’avoir commencée, plus personne ne se souviendra du début, donc bon… Et puis il s’agit surtout de promettre aux gens n’importe quoi, de préférence ce qu’ils veulent entendre. Bref, pour être un bon homme politique, il suffit de savoir mentir. Tu sais le faire, n’est-ce pas ?

    – Non.

    – Très bien ! Je vois que tu le sais, vu ta réponse ! Donc pour réussir en politique, il faut mentir, mentir et encore mentir, tout en montant les gens les uns comme les autres.

    – Mais les gens vont se rendre compte que je moque d’eux, à force !

    – Oui, mais ils s’en fichent, en fait.

    – Ils sont si stupides que ça ?

    – Ce n’est même pas ça : c’est simplement que les hommes politiques étant tous interchangeables, les gens n’ont pas le choix.

    – Mais à force, les hommes politiques doivent se faire écarteler, traîner dans la boue, clouer au pilori, non ?

    – Et bien non, c’est toute la magie de ce métier ! Les hommes politiques, c’est comme les élèves dissipés. Quand ils font une bêtise, ils vont au coin et quelque temps après, ils peuvent revenir faire des bêtises, comme si de rien n’était !

    – Ah ouaip, trop bien, je vais faire ça, alors !

    – C’est ça, Palpatinàglace, fais donc…

 

    Et là, le minougroar sort de la corbeille à papiers, me tranche en trente-huit morceaux avec ses griffes, et je fais :

    – Oh non, comment je vais faire pour mes vêtements ? Je ne sais pas coudre !

    Alors j’enfourche le croiseur impérial, rênes bien en mains, et lui donne un coup d’éperons pour qu’il file dans l’espace, direction le soleil couchant.

    Comme de bien entendu, je me mets à l’unisson de la scène en chantant :

    « I’m a poor… lonesome Cirederf… »

 

    Dommage que je ne dispose pas du don d’ubiquité. Je pourrais me prendre en 3DHD-photo, pour la postérité et pour faire des cartes postales à envoyer aux copains.