Au bord du lac, un mur d’eau s’éleva lentement, jusqu’à se transformer en une silhouette vaguement humaine haute d’une dizaine de mètres. Un sourire de mauvais augure apparut au milieu du visage indistinct et une voix liquide et sépulcrale s’éleva.

    – Vous allez tous périr, misérables créatures de chair.

    Malgré leur expérience du combat, certains soldats tilmandjos s’enfuirent, poussés par une peur ancestrale face à un ennemi qui dépassait leur compréhension. La plupart se replia pourtant en bon ordre, à la grande fierté de Jemril.

    – Le feu pourrait peut-être le repousser ? suggéra Seronn resté à ses côtés, sa torche à la main.

    – Très bonne idée, simplet, cracha Jemril. Va donc faire s’évaporer l’eau avec ta torche.

    Il jura quand Seronn, plutôt que de répondre, commença à marcher vers le lac. Il l’attrapa brutalement par le col pour le tirer en arrière.

    – C’était une blague, imbécile ! Reste là, nous ne sommes pas de taille.

    – Es-tu certain que l’heure soit à la  plaisanterie, mon ami ? demanda Seronn, étonné du peu de sérieux de Jemril face à la situation.

    Le général tilmandjo se retint de faire avaler sa torche au Lactengais.

    – Osez m’affronter, bande de lâches ! reprit le gardien des eaux.

    – Mais je suis là, rétorqua Maître Talca.

    Le Piminomo se tenait au bord du lac, grain de poussière face à l’ennemi gigantesque.  Ce dernier ricana.

    – Voilà qui devrait être intéressant, dit-il avec dédain.

    Sa main se transforma en gourdin liquide, qui s’abattit sur le Maître du Vent. Celui-ci leva une aile vers le ciel et le gourdin se désagrégea en pluie fine.

    – Inconscient… énonça le gardien. Tu es un gardien des Airs, tu ne peux pas me battre en manipulant les Eaux.

    – En toute logique, non. Mais je ne le saurai que si j’essaye, et j’aime élargir mon horizon.

    – À ta guise. Mais le seul horizon qui t’attend, c’est de croupir noyé dans mes entrailles, au fond du lac.

    Une vague géante naquit derrière le gardien, bien plus haute que lui. Elle le traversa, prit la forme d’un serpent géant dont la gueule démesurée garnie de crocs liquides se jeta sur le Piminomo. Cette fois, Maître Talca leva ses deux ailes, mais le résultat de sa contre-attaque n’eut pas le résultat escompté : la silhouette du serpent se voila à peine, sans perdre son intégrité. Le Piminomo disparut dans les trombes d’eaux qui se fracassèrent bruyamment sur la rive. Quand elles se retirèrent, nulle trace de Talca…

      

    – Mesures-tu enfin ton inconscience, gardien des Airs ? Tu ne peux me vaincre dans mon élément.

    La voix ne sortait de nulle bouche mais elle résonna dans l’esprit de Talca tandis qu’il s’enfonçait au fond du lac, cerné par l’eau qui le compressait de plus en plus, désireuse de le broyer.

    Tout à sa concentration, il ne répondit pas, trop occupé à maintenir en place le bouclier protecteur qu’il avait érigé juste avant d’être emporté. Talca était vexé… et dépité. Il avait confiance dans ses pouvoirs, qu’il savait grands, et avait cru pouvoir les transposer, les utiliser avec autant de maîtrise au sein d’un autre élément que le sien. En cet instant, hors de question de se voiler la face : il ne faisait pas le poids. Nulle forfanterie dans les paroles du gardien des Eaux, qui ne faisait qu’énoncer une vérité : jamais Talca ne pourrait le vaincre.

    Le Piminomo sentait son bouclier s’amenuisait. D’ici quelques secondes, il disparaîtrait, et Talca finirait en charpie.

 

    L’arrogance… L’arrogance… Voilà ce qui me perd, qui provoque ma chute. Le mépris envers les autres, la certitude que quoi qu’il arrive, ma puissance me rend invulnérable… Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Les créatures physiques de Galéir sont chétives, leur magie balbutiante, leur intelligence limitée proche de la poule à laquelle ces imbéciles me comparent en raison d’une ressemblance superficielle… Les Piminomos sont plus forts, plus intelligents, plus sages… Quelle farce ! Ma maîtrise des forces du Vent peut faire de moi un fléau, et je me suis cru assez fort pour défier une puissante créature sur son propre terrain. Quel imbécile je suis… 

    Le bouclier de Talca céda.

 

    Comme toute l’armée des Tilmandjos, Seronn ne quittait pas des yeux les eaux du lac, qui retrouvaient peu à peu leur quiétude habituelle.

    – Ce n’est pas un peu trop calme, mon ami ? demanda-t-il.

    Les lèvres serrées par la tension, Jemril ne répondit pas. Il craignait le pire. Si Talca ne parvenait pas à vaincre le gardien des Eaux, Osterren resterait prisonnier et Tilmand continuerait de partir à vau-l’eau. Il faudrait des semaines, peut-être des mois avant de trouver un mage ou un sorcier susceptible de le libérer de sa geôle sous-marine. Si tant est que ce soit possible…

    Le sort du pays reposait sur un volatile semi-mythique que plus d’un sauvage aurait plumé et fait rôtir sans le moindre état d’âme.

    Une bulle éclata à la surface de l’eau, suivie de plusieurs autres. Bientôt, ce fut tout le lac qui sembla bouillonner, avant qu’une explosion n’en jaillisse. Maître Talca surgit à la verticale à la vitesse d’une flèche. Des langues d’eau cherchaient à s’accrocher à lui, dans une vaine tentative pour le ramener sous la surface. Il s’arrêta brusquement en plein vol et déploya ses ailes. Une invisible gifle géante s’abattit sur les griffes liquides qui le poursuivaient, et celles-ci se transformèrent aussitôt en une pluie fine qui retomba vers le lac.

    La gigantesque tête du Gardien émergea de l’eau.

    – Alors, Gardien du Vent ? Je croyais que tu voulais me battre sur mon propre terrain ? Tu renonces déjà ?  

    – Je reconnais que j’ai été présomptueux, reconnut le Piminomo, toujours immobile dans les airs. Je vais donc me battre à l’aide des Airs. Tu peux abandonner si tu le désires. Tu ne peux pas gagner.

    – Avoir bu la tasse n’a pas entamé ton arrogance ! Je contrôle tout le lac or crois-moi, il est sacrément profond. Sans parler des nuages gorgés d’eau qui tapissent le ciel aujourd’hui. J’ai trop d’atouts pour que les Eaux soient vaincues !

    Talca leva des yeux dédaigneux vers la couverture nuageuse, avant de renifler de mépris.

    – Cela ne changera rien. Il y aura toujours plus d’Air que d’Eau sur Galéir, ce qui me garantit la victoire.

    – Seulement si ta maîtrise est suffisante !

    – Elle l’est, Gardien. Elle l’est…

    Talca leva une aile vers le voile cotonneux qui le surplombait. Une trouée apparut, à travers laquelle un rayon de soleil perça. La tache circulaire du bleu du ciel se mit à grandir rapidement, repoussant au loin les nuages.

    Le Gardien des Eaux poussa un cri de rage. Toute l’eau du lac s’aggloméra autour de sa personne, transformant sa silhouette en un véritable géant liquide à l’allure menaçante, à côté duquel son apparition initiale aurait pu passer pour du nanisme. L’un de ses bras se terminait par une main, et l’autre avait la forme d’un gourdin.

    – Imbécile impulsif, marmonna Talca en reportant son attention vers le Gardien. Difficile de plus me faciliter la tâche…

    Le Piminomo concentra les forces de sa magie avant de les lancer sur son adversaire. Un tourbillon géant emprisonna le Gardien des Eaux et s’étira vers le ciel, avant d’y disparaître.

    Talca se laissa tomber vers le sol et effectua un atterrissage maladroit face à Jemril et Seronn. Techniquement, il n’existait aucune limite aux pouvoirs des Piminomos… autre que leur résistance mentale et physique. Leur puissance tenait dans leur capacité à gérer cet équilibre. Pour être certain de vaincre, Talca avait pris le risque de puiser au-delà de ses propres ressources, tout en sachant qu’ainsi, il mettrait sa propre vie en jeu.

    – Le Gardien n’est plus là, dit le Piminomo, mais il est par nature attaché au lieu dans lequel il vit. Il reviendra, goutte après goutte s’il le faut. Profitez-en pour récupérer Osterren en attendant. Et rendez-moi un service, je vous prie.

    – À votre service, maître Talca, répondit Seronn.

    – Protégez mon corps le temps que je me remette de cet affrontement.

    – Comptez sur nous, surenchérit Jemril.

    Le Piminomo, à bout de forces, s’écroula dans un râle sourd.